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L'école est-elle sexiste ? Marie Duru-Bellat 

L'école est-elle sexiste ? Marie Duru-Bellat

L'école est volontiers considérée comme l'institution qui reproduit la société, les rapports sociaux. Sur ce point, la domination masculine, aux multiples facettes, n'est guère contestable. On s'attendrait alors à ce que les futures femmes apprennent à l'école cette situation de dominées. Pourtant, peut-on dire que les filles sont, de manière univoque, les victimes du système scolaire ?

Il existe aujourd'hui, entre garçons et filles, des différences ténues de niveau d'instruction, à l'avantage des filles. Ainsi, l'"espérance de scolarisation" est de 18,7 ans pour les garçons et de 19,1 ans pour les filles. Ces scolarités plus longues se traduisent par un accès plus fréquent des filles au baccalauréat, et plus largement à une qualification quelconque : parmi les jeunes entrés en 6ème en 1989, 68% des filles et 54% des garçons ont obtenu le bac; 94% des filles et 91% des garçons une qualification quelconque.

Mais si l'on s'intéresse à ce que le diplôme permettra de faire dans la vie, sa nature, sa spécialité, ne sont pas sans importance. Or on note une concentration des filles dans certaines filières, dans les séries L (littéraire) et STT (tertiaire) du bac, dans quelques sections tertiaires de BEP. Par contre, l'accès des filles aux filières d'élite reste limité : on ne compte que 22,3% de filles dans les écoles d'ingénieurs et 10 à 15% dans celles les plus prestigieuses (Ecole Polytechnique, ENS maths ou physique, Mines, Ponts...).

Ces scolarités subtilement différentes s'expliquent par de petites inégalités de réussite et de grands écarts d'orientation. Certes, on observe une meilleure réussite des filles dans les premiers niveaux d'enseignements, notamment en Français. Mais à partir du lycée, les écarts se creusent avec une meilleure réussite des filles dans les matières "littéraires", et des résultats plus moyens (voire moins bons) dans les disciplines scientifiques. A ce stade, s'amorce une ventilation des élèves dans des filières strictement hiérarchisées par le niveau en mathématiques. Le léger avantage des garçons en ce domaine peut alors revêtir une importance non négligeable. Mais en matière d'orientation, la demande des jeunes a un poids essentiel. Or même quand le profil scolaire est identique, les orientations diffèrent selon le sexe : si tous les garçons de bon niveau sont aspirés par la filière S, les orientations des filles de niveau identique sont plus diversifiées, et marquées par une plus forte auto-sélection face aux filières scientifiques.

Les choix des filles ne sont pas sans rapport avec cette socialisation sexuée qui prend place via les contacts entre maîtres et élèves. Dès l'école primaire, les attentes des maîtres concernant la réussite en mathématiques sont fortement influencées par le sexe des élèves. Comme tout acteur social, le maître est marqué par les stéréotypes ambiants qui engendrent des attentes différentes selon le sexe, dans les diverses disciplines. En particulier, on a tendance à croire que les garçons sont plus doués pour les disciplines scientifiques et techniques et plus intéressés par ces matières. Ces a priori constituent pour les filles un handicap, les attentes fonctionnant souvent comme "des prophéties auto-réalisatrices".

Car ces convictions latentes des enseignants se reflètent inconsciemment dans les interactions pédagogiques, et sont partagées par les jeunes eux-mêmes qui, au sein de classes mixtes, vont s'attacher à faire respecter cette partition des disciplines scolaires en univers masculin et féminin. Pendant les séquences de mathématiques, les filles sont quotidiennement exposées à une dynamique interactionnelle dominée par les garçons, qui se traduit pour elles par des interactions pédagogiques moins stimulantes. Garçons et filles canalisent leurs investissements et leur conduite en fonction de leur sexe, ce qui petit à petit produira des différences subtiles de carrières scolaires.

Faut-il conclure que l'école est une institution qui modèle (avec la famille et les pairs) des comportements et des attitudes conformes aux stéréotypes de sexe ? Ce serait adopter une vision trop univoque de son rôle.

Pour une part, l'école apprend effectivement les rapports de sexe aux élèves; mais ce n'est pas elle qui les invente et elle est rarement sexiste de façon explicite (sauf dans certains manuels, dans certaines décisions d'orientation). Elle est davantage sexiste dans les relations humaines quotidiennes entre adultes et élèves. Elle inculque un partage des disciplines scolaires et des attitudes considérées comme normales... ou elle les tolère : elle intervient peu quand les garçons s'imposent devant les ordinateurs, elle n'encourage pas aux orientations non conformes, elle ferme les yeux devant certains comportements sexistes. Les enseignants ne sont pas plus affranchis des modèles de sexe que l'ensemble de la société.

Mais l'école est aussi un lieu où la confrontation quotidienne montre l'arbitraire, le caractère injustifiable de la domination. Même si les journaux ou les séries pour adolescentes les présentent comme de ravissantes idiotes, les filles voient bien qu'elles peuvent souvent damner le pion aux garçons, qu'elles partagent avec eux des intérêts, des difficultés... Les réussites féminines bousculent, par leur existence même, les stéréotypes de sexe; et ce n'est pas un hasard si les femmes les plus instruites sont celles qui les contestent le plus. L'école est donc aussi un vecteur d'émancipation, même si elle pourrait sur ce point faire beaucoup mieux.

Marie Duru-Bellat
(sociologue, auteur de L'école des filles, L'Harmattan, 1990)

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