Les fichiers, un terme polysémique bien embarrassant 

Le mot "fichier" a envahi le quotidien de tous ceux qui se sont un jour lancés dans l'usage de l'informatique, des premiers ordinateurs aux tablettes, ce mot est magique parce qu'il désigne un objet qu'on imagine bien davantage qu'on ne peut le matérialiser autrement que par les multiples objets qui le supportent : disques durs, mémoire vive ou morte, cartes SD et autres clés USB, sans parler du nuage (Cloud)... Entre fiche, fichage, affichage, et autres termes dérivés, le mot fichier porte en lui une multiplicité de sens mais aussi recouvre des réalités à la fois multiples et uniques. Aussi est-il un des mots clés de la formation à l'informatique et au numérique, en lien avec la fameuse question "où est le fichier ?", question rituelle qui permet de vérifier le niveau de compétence d'un usager de ces machines.

 

Historiquement, les fichiers sont d'abord des lieux de stockage de fiches. Autrement dit ce sont des unités d'unités, elles-mêmes signes d'un objet quel qu’il soit dont on a transcrit quelques éléments qui seront ensuite ordonnés. La plupart des moins de trente ans ont oublié ces meubles aux multiples petits tiroirs que l'on trouvait dans des bibliothèques et que l'on consultait laborieusement pour trouver l'élément (une référence), l'objet recherché (le titre et le lieu du livre par exemple). Si la construction de fichiers pour les bibliothèques est quelque chose d'honorable dans notre société, d'autres fichiers, parfois cachés en sous-sol, ont servi à rassembler des informations beaucoup moins honorables... Le deuxième plus vieux métier du monde, le renseignement, a très vite compris que le stockage d'informations sur des fiches était un bon moyen de garder trace. Les égyptiens et leurs ostraka avaient utilisé ces supports de poterie pour "ficher" les transactions commerciales.

 

Le mot "fichier" est donc à associer à celui de fiche et celui de trace. Mais pas n'importe quelle trace, une trace ordonnée. Car l'essentiel d'un fichier c'est de garder une trace ou un indice d'une trace (la fiche), mais surtout de pouvoir la retrouver, la retravailler, voire "l'exploiter". Le data mining, puis les big data sont deux termes qui illustrent bien ce que la logique de fichier peut amener comme travail de traitement, mais aussi comme interrogations potentielles, comme le montre l'actualité de l'espionnage américain par la NSA. De la simple fiche de recueil d'information à l'espionnage, il y a donc ces fameux fichiers constamment utilisés dès que l'on utilise un objet informatique. Ephémères ou durables, les fichiers sont au coeur de l'usage. Mais ils ne sont rien sans la collecte des traces et l'on s'arrête souvent à cet épouvantail "si l'on collecte les traces à mon insu"... Or cette collecte est le premier étage de la machine à fichiers. Entre la trace que je décide d'inscrire dans l'espace numérique et celle que d'autres collectent sur moi, il y a un fossé important que d'aucuns appellent liberté (cf. les rapports sur le sujet apparus dès les années 1970).

 

Etonnant de voir comment, parmi les concepts fondamentaux de l'informatique (voir ISN), le fichier ne soit pas mis autant en avant alors qu'il est pourtant l'un des signes les plus forts de ce fonctionnement de l'informatique. De fait le fichier n'appartient pas au domaine de l'informatique mais plutôt au domaine de la mémoire de l'humain et de son "externalisation". Répertoires et sous répertoires (les vieilles commandes DIR, MKDIR etc...) sont le secret de l'organisation arborescente des fichiers imposée par l'informatique, en métaphore du rangement d'un placard et de tiroirs. Imposée mais aussi cachée désormais dans les tablettes iPad, au nom de la facilité d'utilisation. Car l'un des problèmes les plus courants est la difficulté à retrouver l'information dans une base de fichiers. C'est pour contourner ce problème que les concepteurs ont progressivement installé des outils d'indexation et de recherche "plein texte" (les produits "research desktop", mais aussi les produits associés aux systèmes d'exploitation). Ce mode de recherche s'est progressivement substitué à l'idée d'un rangement structuré permettant de retrouver facilement l'information.

 

La formation des jeunes dans un environnement numérique implique donc une compréhension minimale du "où j'ai mis mes affaires ?" imposé par l'informatique. Mais si l'on tente d'aller plus loin, on va se trouver confronté à une question plus globale, avec le réseau Internet : "où sont donc les informations dont j'ai besoin ?". A cette question va s'en ajouter une autre importante : "mais qui ordonne ces informations dont j'ai besoin ?". Et enfin arrive la question fondamentale : "quelles sont les intentions de celui ou celle qui ordonne l'information après l'avoir collectée ?"

 

A l'école, au collège, au lycée, tout au long de l'éducation, il est essentiel de faire percevoir à chacun cette question des traces et de leurs usages. Les fichiers ne sont qu'une des parties émergées, mais ô combien importante pour les gérer. Encore faut-il comprendre ce qui se passe pour soi même, dans son propre rapport aux traces que l'on veut conserver. Dire à un enfant "range tes affaires" ne peut prendre sens que si cette injonction se situe dans un cadre plus large de formation. Le but est alors de lui permettre de développer des métaconnaissances, des métastratégies qui sont de plus en plus importantes.

 

La liberté individuelle passe par une conscience éclairée de la construction, du stockage, de la gestion et de l'utilisation des traces numériques sous forme de fichiers. Apprendre à gérer une arborescence n'a aucun sens en soi. Il est nécessaire de l'inscrire dans un processus humain plus large qui est celui de la "construction de ses propres connaissances" et par delà de la "connaissance humaine". Et dans la suite logique de cette approche, il est aussi essentiel de donner accès à la compréhension de ce que c'est que de "savoir sur l'Autre" dans nos sociétés contemporaines. C'est aussi cela l'accès à la liberté.

 

Bruno Devauchelle

 

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Par fjarraud , le jeudi 31 octobre 2013.

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