Différencier avec le numérique ? 

La différenciation est à la mode ? Le numérique est-il la nouvelle clé pour faire avancer le système éducatif sur de nouveaux chemins éducatifs qui prennent davantage en compte les personnes ? Les scientifiques qui se penchent sur la sociologie de l'école montrent pourtant que c'est d'abord l'individualisme qui émerge avant le souci de la différenciation. A l'instar de Robert Ballion qui dès les années 1980 le mettait en évidence (stock 1990), les consommateurs d'école sont devenus de plus en plus nombreux. Plusieurs chercheurs ont mis en évidence le fait qu'à la persistance des inégalités de trajectoire scolaire s'ajoutait désormais un individualisme de compétition, de concurrence. L'individualisme, porté par le numérique, l'informatique, serait-il le creuset de la différenciation ?

 

La montée en puissance du "souci de soi" a en tout cas fait émerger une demande de prise en compte des différences qui semble aller à l'encontre de l'idéologie égalitariste, fondatrice de l'école républicaine. Dans cette évolution, le numérique est en train d'y prendre place justement parce que l'équipement personnel des jeunes est aussi bien le symbole de l'individualisme que la potentialité de différencier.

 

Dans l'histoire de l'informatisation de l'enseignement scolaire, on a vu progressivement monter une vague qui appelait de ses voeux qu'il y ait un appareil par élève. Combien d'entretiens, de revendications, de propositions de personnels enseignants déclarant qu'il n'y avait pas assez de machines par rapport au nombre d'élèves. Quand dans un établissement, les matériels ne sont accessibles que sur réservation de la salle dans laquelle ils sont installés, on s'aperçoit rapidement qu'il y a un goulet d'étranglement des usages : passer par une réservation suppose une forte programmation en amont, de plus les salles équipées ne sont pas forcément adaptées aux pédagogies souhaitées. Ajoutons à cela que de nombreuses défaillances techniques amenaient les salles à ne pas être totalement opérationnelles. En d'autres termes, il y a longtemps que l'idée d'une machine par élève est dans l'arrière-plan de la réflexion sur l'utilisation du numérique à l'école, mais qu'elle ne se traduit pas dans la réalité du quotidien. Aujourd'hui ce vœux est en voie de se réaliser mais pas vraiment comme on l'a prévu, du moins dans nombre de lieux dont certains n'ont tout simplement pas les moyens de s'équiper. C'est de plus en plus souvent l'équipement personnel des élèves qui vient installer cette possibilité, remplaçant ainsi la faiblesse des financements collectifs.

 

En 2003, lors d'une émission sur France Culture, nous avions émis l'idée de "l'ordinateur à portée de la main" comme levier primordial des usages dans la classe par les élèves. Derrière cette proposition, déjà engagée à l'époque dans des initiatives comme celle des Landes, il y avait la conviction que cette proximité permettrait aux enseignants de mieux prendre en compte le numérique en se débarrassant de cette organisation lourde de la salle informatique. Malheureusement cette idée qui peut sembler évidente ne l'est pas pour plusieurs raisons. La première est qu'il faut toujours distinguer équipement, dispositif et usage. La deuxième c'est que nous vivons dans un contexte dans lequel la forme de la scolarisation est très ancrée dans l'esprit de tous, parents, élèves, enseignants... S'en remettre aux machines, aux artefacts techniques, pour envisager de transformer la forme scolaire, c'est s'illusionner, car le changement ne peut être que "culturel" d'abord avant d'être matériel.

 

Le changement culturel suppose un changement dans les représentations sociales du monde scolaire. Il s'opère d'abord de manière implicite La montée de l'individualisme et du libéralisme dans la conception de l'école au détriment de l'égalitarisme semble être un indicateur de ce changement. La différenciation pédagogique avec le numérique serait-elle alors l'habillage d'apparence et d'apparat de l'individualisme ? Cette question mérite d'être confrontée à des pratiques de classe observées, vécues. Si l'on se place du côté de la salle de classe, on observe que l'utilisation de la tablette ou de l'ordinateur portable à disposition de chaque élève rend beaucoup plus aisées les pratiques de différenciation et plus complexes les pratiques traditionnelles centrée sur le pilotage de l'enseignant, tous les élèves avançant en même temps, au même rythme. Mettre entre les mains des élèves un terminal personnel mobile connecté (TPMC) est un élément de distraction (au sens noble du terme) qu'il faut petit à petit situer dans le cadre existant, même si celui-ci n'est pas satisfaisant (locaux, mobilier, organisation temporaire etc...). Le potentiel de différenciation risque de venir davantage des initiatives des élèves que de celles des enseignants. Cela passe d'abord par une déstabilisation de l'organisation traditionnelle. Un enseignant du supérieur face à un mur d'ordinateurs et de tablettes s'interroge sur son travail. Dans l'enseignement scolaire, les choses semblent plus cadrées et le contrôle par l'enseignant de la séance reste une dominante, du moins apparente. La différenciation reste sous le contrôle de l'enseignant qui peut, s'il le souhaite et se sent à l'aise, alors modifier les pratiques pour aller vers des pratiques davantage basées sur des activités rythmées par la vitesse des apprentissages et non par l'organisation du seul enseignant. Les TPMC sont des auxiliaires précieux de ces pratiques, pour peu que l'enseignant prenne conscience de leur potentiel.

 

Si la différenciation c'est la prise en compte du rythme de celui qui apprend alors la forme scolaire doit évoluer. Si le numérique, personnel, facilite la différenciation, comme nous avons pu l'observer alors il faut que l'institution invite les enseignants à penser des pratiques pédagogiques qui la favorisent. Différencier n'est pas individualiser avons nous dit plus haut. De même ce n'est pas parce que les élèves ont chacun leur TPMC qu'ils doivent travailler sur un mode individuel. Bien au contraire même, il est souhaitable d'encourager les travaux a plusieurs, quitte à permettre à un groupe d'élève de disposer de moyens pour partager les écrans et logiciels des TPMC. Mais ces évolutions supposent une réflexion de fond sur les découpages de toutes natures qui sont la marque de fabrique de notre système : discipline, classe, âge, temps, lieux... Sortir de l'a priori de ces contraintes c'est donner une chance aux jeunes pour qu'ils découvrent que le matériel numérique n'est pas un simple outil, mais un véritable instrument au service de leurs apprentissages, de leur développement. Ni rupture, ni continuité entre l'école et le monde extérieur, cela n'est pas le coeur du problème, c'est plutôt la personne de l'élève du jeune qui est en fait un "intégrateur" contraint par la structure, le système en place et qui s'y reconnait moins du fait des ouvertures dont il dispose désormais et qu'il n'avait pas avant l'arrivée de ces machines connectées. Mais dans un monde ouvert, l'individualisme risque de le gagner sur la différenciation. Entre un égalitarisme forcené et un individualisme systématique, il y a un chemin à trouver pour un système scolaire renouvelé dans une société marquée par l'omniprésence du numérique dans la sphère sociale.

 

Bruno Devauchelle

 

Les chroniques de B Devauchelle

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 10 octobre 2014.

Commentaires

  • Franck059, le 10/10/2014 à 16:06
    J'attends toujours que l'on me fasse la preuve par a+b que le numérique permet la différenciation. 




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