Numérique : Agressivité en ligne, ou pas... 

L'usage trop fréquent du préfixe "cyber", en particulier pour qualifier certains comportements déviants comme le cyber harcèlement, doit être interrogé. Le préfixe cyber est devenu mythique depuis que Norbert Wiener l'a popularisé pour parler des systèmes d'autorégulation. Or la synonymie avec Internet (cf. l'étonnant rapprochement/raccourci, de certains dictionnaires en ligne, est une dérive pour ce terme dont l'origine étymologique est celle du pilotage, du gouvernement, qui lui-même à dérivé vers gouvernail. Associer cyber à harcèlement est donc une manière d'enfermer un ensemble de pratiques variées et parfois bien différentes dans une catégorie qui vise surtout à faire parler dans la presse, les médias. Celle-ci ne s'en prive d'ailleurs pas. Or à intervalles réguliers on nous parle de ces évènements graves qui se produisent autour d'usages déviants d'Internet et que l'on enferme dans cette catégorie. Le monde scolaire est évidemment convoqué dans cette réflexion, lui dont on pense trop souvent qu'il est la clef du problème, alors qu'il le vit aussi à l'intérieur, mais sous d'autres formes et en particulier sous celle de "l'agressivité".

 

L'observation de la cour de récréation est un bel exemple de ce phénomène entre élèves (cf. le film "Récréations" de Claire Denis, 1992). L'observation de la salle de classe (cf. le roman et le film de François Begaudeau, "entre les murs" 2006 - 2008) permet d'en entrevoir les symptômes. Mais le travail de Pierre Merle (l'élève humilié, L’école un espace de non-droit, PUF, 2012) est aussi une autre manière de poser la question de l'agressivité dans un contexte éducatif. On le voit la question est plus globale et pas nouvelle. D'ailleurs, en ligne, les adultes ne sont pas en reste comme en témoigne le dossier du courrier international dont cet article (http://www.courrierinternational.com/article/2014/12/02/le-troll-ce-passionne-obsessionnel-du-conflit) est une illustration. C'est aussi ce qui est arrivé récemment lorsque qu'un chef d'établissement a pris à partie verbalement et devant témoins de manière très agressive le représentant du Café Pédagogique (venu rendre compte d'un évènement) pour l'accuser de "dénigrer les établissements professionnels en disant que les élèves étaient violents". Or ce chef d'établissement agressif parlait du compte rendu d'une enquête de la DEPP qu'elle avait d'ailleurs boycotté (selon ses dires). L'agressivité est donc présente partout et le monde en ligne n'en a pas l'exclusivité...

 

Plutôt donc de parler "cyber" parlons "agressivité" en ligne et regardons de plus près ce phénomène, ces comportements qui vont du simple reproche au harcèlement. L'agressivité n'est pas l'agression, c'est d'ailleurs ce que l'on entend dans les vestiaires des sports collectifs comme le rugby, mais la limite est très relative. En ligne les choses prennent parfois une autre tournure pour au moins deux raisons : on peut agresser sans être identifié (au moins immédiatement) et l'on peut agresser en meute, en groupe. Dans les deux cas le sentiment d'impunité est celui qui favorise, semble-t-il certaines formes d'agressions verbales. Certains enseignants qui ont été "agressés en ligne" par des élèves l'ont d'autant plus remarqué que l'origine de ces comportements n'était pas forcément du fait d'élèves dont on pensait qu'ils étaient coutumier du fait par leur comportement en classe. Il semble bien que ce soit la question de limites qui soit posée. Les comportements de transgression, en particulier du simple respect de l'autre, sont plus fréquents qu'on ne le pense, mais surtout qu'on ne le perçoit dans la société. Les statistiques d'agressions ou de violences ne sont pas les statistiques d'agressivité. En ligne ou pas, c'est la même chose. Une élève de quatrième témoignait un jour devant ses enseignants des agressions verbales des autres élèves par ce qu'elle était, disaient-ils "intello". L'étonnement des enseignants était grand et ils disaient ne pas percevoir cela et ne pas, même, avoir les moyens de le percevoir. En d'autres termes l'agressivité ordinaire est invisible, mais elle ne fait pas forcément moins de mal à ceux et celles auxquels elle s’adresse.

 

Il n'y a pas de différence à faire entre ce qui se passe en ligne et ce qui se passe en présence dans ce domaine. L'agressivité c'est d'abord du ressenti de celui qui reçoit les mots (voire les coups). Mais l'on a tendance à considérer que les mots sont moins graves que les coups, parce que la trace n'est pas aussi visible... Des écoles ont travaillé cette question en instaurant des médiateurs dans la cour de récréation par exemple. D'autre ont organisé des assemblées d'élèves pour collectivement travailler ces questions. Toutes ces bonnes volontés se heurtent à la réalité agressive de la société. Etre agressif est bien vu, agresser est condamnable, à nouveau, où se situe la frontière ? Il suffit de lire les commentaires laissés sur le web pour s'apercevoir que ces pratiques d'agressions verbales sont permanentes. Si l'agressivité devient une valeur de référence pour la réussite scolaire et sociale, il y a fort à parier que les agressions ne seront pas loin. Sans tomber dans l'angélisme, il y a un vrai travail à mener pour aider chacun, les jeunes en particulier, à prendre conscience que c'est celui qui reçoit le message qui peut dire le degré d'agressivité ressenti. "Mais je ne voulais pas te blesser" diront certains !

 

Chacun de nous a fait l'expérience de cette agressivité, en particulier en ligne quand on reçoit certains mails un peu "vifs". Chacun de nous a le souvenir d'une remarque "blessante" d'un autre élève ou même d'un professeur au cours de la scolarité. La question du harcèlement est celle du passage d'un seuil : celui  de la systématisation de l'agressivité dans la durée ou le nombre de personnes. Mais la question du harcèlement en ligne n'est pas à isoler du harcèlement en groupe, voire même de l'agressivité. Dans la classe, dans la cour de récréation, devant l'établissement scolaire, l'ambiance est souvent bon enfant, mais parfois surgit cette agressivité et c'est alors qu'il faut permettre à chacun de prendre conscience de ces situations pour pouvoir les apaiser.

 

Ne pas être d'accord ce n'est pas être agressif avec l'autre. Or trop souvent, en ligne en particulier, certains ont envie "d'en découdre" et vont donc passer de la critique ordinaire à l'agression voire au harcèlement, encore davantage quand la cible ne parvient pas à réagir de manière pertinente et adaptée. La spectacularisation des débats (cf. Ciel mon mardi de Christophe Dechavanne, jadis) avait instauré ce modèle, si bien dénoncé par Pierre Bourdieu. Aujourd'hui peu de choses ont changé et l'agressivité reste une sorte de modèle non contrôlé dont on a l'impression qu'elle est devenue normale. En ne s'intéressant qu'aux cas extrêmes, on en oublie les comportements ordinaires et quotidiens. Certes ils n'ont pas les conséquences de ceux qui sont médiatisés, mais ils ne sont pas moins importants... surtout en ligne où ils peuvent prendre de nouvelles formes qui rendent une agressivité qui semble bénigne en agression aux conséquences très graves. De jeunes élèves de collèges pris au piège par leurs enseignants n'avaient pas réalisé cela, sauf quand, suite à la plainte en gendarmerie, ils ont été sommés de s'expliquer... Malheureusement, certains de leurs parents n'ont pas compris l'importance de l'acte, ce qui n'a pas facilité la tâche d'éducation que ces enseignants ont tenté de mettre en place. Car, on le sait, les conférences sur le sujet n'ont qu'un effet très limité sur les faits d'agressivité  ordinaire, même s'ils limitent parfois le niveau d'agression...

 

Bruno Devauchelle

 

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Par fjarraud , le vendredi 12 décembre 2014.

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