Humanisme et numérique en éducation 

A force de vouloir développer le numérique en éducation, on en oublie parfois de penser la place de l'humain et donc les orientations éducatives qu'il faudrait mettre en œuvre pour accorder technologie et humanisme dans la société qui émerge. Certes on va décrier certains usages abusifs ou détournés du numérique qui illustrent la déshumanisation qui serait à l'œuvre avec le numérique, mais on oublie de regarder, plus près de soi, vers l'évolution progressive de la vie quotidienne marquée par le numérique. Or depuis près de quarante années, cette évolution pose la question d'une éducation au numérique mais, paradoxalement, peu souvent celle d'une éducation humanisante dans une société numérique.

 

Des effets d'annonce aux propos incantatoires pour favoriser le numérique à l'école, on ressent trop rarement, dans les propos médiatiques mais aussi parfois ceux des spécialistes, voire des chercheurs, la réflexion sur un humanisme. Certes des travaux réflexifs sur le numérique posent la question de la dimension humaine dans une société qui se numérise. Même si on peut noter que Milad Doueihi aborde la question dans plusieurs ouvrages particulièrement riches, on s'aperçoit que cette question reste compliquée à aborder dans nos établissements. Il y a aussi une littérature assez généraliste qui aborde mais souvent indirectement cette question et qui surtout renvoie la question aux quelques phénomènes médiatiques qui ne manquent pas d'apparaître de manière régulière. Il nous semble possible toutefois  d'aborder quelques-uns de ces phénomènes pour inviter à aborder cette question avant d'aller y voir de plus près dans les pratiques quotidiennes.

 

Dans les évènements les plus montrés, le cyberharcèlement tient une bonne place. De même le pouvoir supposé d'influence d'Internet sur des trajectoires violentes ou extrémistes de jeunes est un thème qui questionne de manière récurrente. Paradoxalement, la pédopornographie est beaucoup plus une question que ne l'est simplement la pornographie qui est pourtant bien plus accessible. Dans les évènements qui marquent plus le monde scolaire, on trouve la diffamation sur les réseaux sociaux et, le plus courant, le plagiat. Ces deux questions sont bien sûr les plus médiatisées et donc celles qui émergent le plus vite dans des rencontres informelles.

 

Mais lorsque l'on tente de creuser un peu plus les questions susceptibles de faire émerger une réflexion sur l'humanisme, on s'aperçoit que les espaces éducatifs sont parmi les rares lieux dans lesquels, au-delà des signaux forts amplifiés par les médias de masse, on peut repérer nombre de signaux faibles mais non moins significatifs qui devraient permettre d'engager une véritable réflexion.

 

- La difficulté à se repérer dans l'espace numérique amène nombre d'élèves à faire l'impasse sur la recherche avancée de données. Creuser une thématique, approfondir une recherche, cela fait partie de la prise de distance qui permet de construire de l'humain. Sortir de l'immédiat pour étayer une réflexion est une démarche, certes couteuses en temps et en processus mentaux, mais importante pour dépasser le ici et là de l'information.

 

- La dissimulation de soi versus l'exposition de soi sont deux dimensions qui dans une conception humaniste de l'être au monde sont essentielles. Qui suis-je si j'ai besoin de me cacher face au monde ? Qui suis-je si j'ai besoin de "tout montrer de moi" au monde qui m'entoure ? Se dissimuler derrière les écrans, technologies qui permettent de modifier l'image de soi auprès des autres, est une tromperie vers l'autre et vers soi. C'est le refus de l'altérité, c'est le refus de l'altération.

 

- L'immédiateté, l'instantanéité sont deux caractéristiques que les moyens numériques encouragent de par leur propre fonctionnement. Si, comme le dit Jacques Ellul, on remplace la réflexion par le réflexe, on laisse alors de côté la possibilité de la mise à distance qui permet de faire entrer l'humanisation dans la relation. On risque alors de laisser l'émotionnel le réactif prendre le pas, dominer et asservir la personne.

 

- L'intériorité, l'extériorité vs intime/extime sont deux versants de ce que chaque humain tente de piloter, dans une sorte d'équilibre délicat. L'extériorisation de soi, du fait du numérique, entre en conflit, en rivalité, avec le besoin d'intériorité. La présence des jeunes sur des systèmes de publication rapide (réseaux sociaux, après les blogs) confirme ces pratiques. Le danger de "l'oubli de soi" pour n'être plus qu'un objet public est aussi une forme de fuite en avant. Quand l'intériorité ne peut plus s'exprimer que par l'angoisse (repli, addiction, ...) c'est que l'extériorité a pris trop de place et qu'on a perdu la capacité d'intériorisation nécessaire pour "absorber" les chocs de l'environnement du quotidien. Le numérique semble parfois pallier ces difficultés, mais il n'en est souvent qu'un écran.

 

- La marchandisation et le primat d'une forme de vie sociale dans laquelle l'économie est dominante se traduisent au travers du numérique par un certain nombre de signes que l'on peut aisément observer : obsolescence programmée, recherche de nouveaux modèles de financement, modernisation technologique comme valeur etc... L'observation des comportements de consommation dans le champ du numérique tendent à montrer que la maîtrise de l'environnement suppose une maîtrise de soi face à cet environnement marchand. Les jeunes sont les cibles privilégiées de cette marchandisation, consommateur potentiels et durables... La réhumanisation ne peut venir que du sujet agissant, c'est à dire dans la maîtrise personnelle face à ces pressions. L'histoire des sciences et techniques a montré la nécessité que les usagers, les humains reprennent possession de ce qui leur est proposé à la consommation. Il semble que la virtualisation des échanges soit un facteur aggravant la situation et modifie les rapports humains dans la relation marchande, et bien au-delà. Passer par Internet et les écrans est désormais la porte d'entrée avant d'autres comportement sociaux : je vais voir sur Internet avant de rencontrer la réalité. Autrement dit le modèle marchand semble envahir, via le numérique, de nombreux espaces qui ne sont pas de ce domaine (santé, social, éducatif...).

 

- La séparation, la distance, l'absence sont des éléments qui sont au cœur du fonctionnement psychique de la personne. Or les moyens numériques mobiles que chacun a dans sa poche sont devenus des sortes de "cordons ombilical permanent". Quitter l'autre n'a plus le même sens pour moi si je sais qu'un lien va pouvoir réactiver immédiatement, où que je sois, l'existence de l'autre. Quand on connait l'importance de l'expérience de séparation dans le développement (en particulier dans l'éducation familiale), on ne peut que s'interroger sur l'humanisation de la relation au travers des machines. Adultes et jeunes sont bien sûr conjointement concerné par ce nouveau cadre qui réinterroge notre vie quotidienne. 

 

Dans de nombreux lieux éducatifs on se tourne vers l'enseignement des humanités... Or, ce n'est pas parce que l'on travaille les humanités que l'on travaille l'humanisme ! De plus la réflexion humaniste n'est pas le monopole des disciplines regroupées sous le terme "humanités". Quand l'on s'interroge sur la place de l'informatique dans l'enseignement ou encore celle de l’Éducation aux Médias et à l'Information, impossible de faire l'impasse sur l'humanisme. Et pourtant une forme scolarisée de ces approches pourrait tellement en faire des objets techniques, que la dimension humaine en disparaîtrait sous un argumentaire émotionnel dont on se contenterait et qui donnerait bonne conscience.

 

La réflexion sur l'humanisme et l'humanisation dans la société numérique devrait être sous-jacente à tous les projets qui visent à introduire telle ou telle technique dans l'éducation, l'enseignement. Sous-jacent ne peut se contenter d'être associé à implicite, c'est pourquoi il serait intéressant de réfléchir à l'explicitation de cet humanisme dans tous les projets numériques en milieu scolaire et éducatif. Souvent considéré comme ennuyeux ou peu productif, voire obstacle, ce travail est simplement celui qui au-delà du numérique devrait inspirer tout acteur de l'éducation : quel humain je construis lorsque j'agis ainsi ?

 

Bruno Devauchelle

 

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Par fjarraud , le vendredi 20 mars 2015.

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