Bruno Devauchelle : Critiquer, dans un contexte numérique.  

La profusion d'informations rendues disponibles depuis le développement de l'informatisation et la numérisation des informations a mis sur le devant de la scène le fameux esprit critique. Sorte d'iceberg dont on ne regarde que rarement la partie cachée, l'esprit critique est une posture avant d'être une méthode, une technique. Cela est d'autant plus important que, trop souvent, l'usage du terme "critique" est connoté négativement. L'expression "prendre de la distance" peut être associé à la notion de critique en apportant un cadre technique opératoire. Questionner, interroger sont deux verbes qui viennent compléter dans la même approche technicienne de la critique. Sur un plan plus philosophique, le scepticisme, apporte non seulement une dimension méthodologique, mais aussi un ensemble de principes de pensée qui amène à considérer que l'esprit critique est d'abord une posture philosophique fondée sur le doute a priori.

 

L'information frappée par la numérisation

 

La généralisation des sources d'information en proximité avec chacun de nous au travers, en particulier, des smartphones connectés à Internet, constitue un environnement qui s'insère désormais entre moi et les faits qui nous entourent. L'adoption très rapide des smartphones et d'Internet prouve que nous avons été "captés" par un dispositif, autrement dit que notre esprit critique a été mis à mal. Pour le dire autrement, lorsque nous acquérons ces machines, avons-nous suffisamment de repères pour garder une "bonne distance" non seulement avec l'artefact, mais plus globalement avec ce qu'il induit dans nos vies quotidiennes. Il y a une sorte de proximité potentielle de l'information, de la source qui s'insinue progressivement dans notre fonctionnement mental. Sentir l'information si proche nous la fait croire déjà là. En fait la médiation technique a introduit de nouvelles règles que bien souvent nous ignorons, de manière consciente ou inconsciente

 

Dans le même temps, est-ce en refusant d'utiliser ces moyens numériques que nous pouvons nous garantir de cette distance, alors que nous ne pourrions en connaître le contenu même ? Il faut donc admettre, au moins en observant simplement ce qui se passe, que l'esprit critique face au numérique ne peut être indépendant de la pratique (praxis). A la différence d'autres technologies antérieures, dont le périmètre d'effet était plus aisément définissable, les technologies issues du numériques sont, en quelque sorte, devenues suffisamment diffuses et universelles pour nous imposer "d'être dedans" pour pouvoir "être dehors". Outre la maîtrise de la médiation technologique de surface (le langage de l'utilisation) il y a aussi une médiation de fond qui s'appuie sur des modes de repérage, de stockage, d'indexation et de traitements, le plus souvent automatisés, appuyés sur des algorithmes qui associent pertinence de la réponse avec l'anticipation de l'attente de celui qui cherche. En d'autres termes discerner dans l'information disponible est largement accompagné par la technologie qui va mettre en avant des éléments qui semblent pertinents selon des règles parfois inconnues de l'usager (cf. les propositions en cours de frappe et l'organisation des réponses par les moteurs de recherche) . Il devient alors nécessaire d'effectuer un travail technique lourd et difficile pour faire face.

 

Comment former les enseignants à l'esprit critique ?

 

Développer l'esprit critique dans un contexte éducatif semble poser problème. La multiplication récente des sessions de formation dédiées à la lutte contre les "fausses informations", les "rumeurs" et autres comportements "irrationnels" montre que cela ne va pas de soi. La force de cet environnement numérique est sa capacité à induire un affaiblissement de l'esprit critique. Les médiations induites par les technologies et leur utilisation/mise en oeuvre sont d'un effet différent des médiations humaines traditionnelles. Surtout dans le monde de l'enseignement qui s'est fondé sur des contenus stabilisés et définis et qui voit petit à petit les limites fixées a priori se déliter. L'enseignant se trouve face à des élèves pour qui l'information est un matériau brut d'origines variées et peu conformes avec les besoins de la scolarité. Mettre en exergue les comportements déviants face à l'information semble être une idée intéressante, à voir la multiplication des propositions dans ce sens. Malheureusement, cela provoque un effet de spectacularisation de l'information et de ces comportements et risque d'atteindre l'effet inverse : au-delà du doute, de l'analyse critique, le rejet systématique. Or c'est ce que l'on semble observer dans certains cas. L'autorité de la parole n'est plus celle d'antan et doit être analysée.

 

En étant confronté à cet environnement, l'école ne peut plus travailler en utilisant uniquement les mêmes repères que ceux de l'époque antérieure à ces technologies. Par repères, il faut entendre aussi bien l'accès à l'information que son analyse, son traitement et sa diffusion. On observe assez souvent que les adultes sont eux-mêmes mis en défaut. Habitués à des médias de flux, souvent fournis par des professionnels attestés, les adultes y gardent une confiance qui peut surprendre : ils citent souvent les émissions de télévision comme source de leur connaissance. Il est possible que devant la "jungle" apparente que représente Internet, ils se rassurent en s'appuyant sur un modèle qui a fait relativement ses preuves, qui en tout cas défausse la responsabilité du spectateur et diminue la posture de doute. Or c'est là que le problème est posé : avons-nous toujours eu la distance suffisante face aux flux informationnels, papiers, audio, visuels ? Internet, de par sa variété mais aussi sa profusion, peut renvoyer les usagers de la génération précédente à des circuits qui lui semblent plus fiables.

 

Or ce qui pose problème c'est qu'il s'agit parfois d'un abandon d'esprit critique à un "médiateur" pour éviter la difficulté d'analyse critique de ce nouveau vecteur qu'est Internet. Les enseignants actuels ne seraient-ils pas en train d'être les témoins et les démonstrateurs d'une mutation profonde à laquelle ils ne sont pas prêts ? Les cadres anciens sont-ils à ce point rassurants mais aussi aliénants, qu'ils amènent les adultes d'aujourd'hui à constater les limites de leur sens critique face à ce nouvel environnement. Si cette hypothèse se vérifie, il faut nous inquiéter. Comment "former" les enseignants en poste pour ce nouveau contexte, comment permettre aux enseignants qui arrivent dans le métier avec ces nouveaux repères (si tant est qu’ils les aient) de construire de nouvelles formes d'enseignement, d'apprentissage ? Il est probable que de travailler, en l'interrogeant, la position du doute systématique peut offrir un espace de réflexion propice au renouveau de l'esprit critique dans une société globalement numérisée.

 

Bruno Devauchelle

 

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Par fjarraud , le vendredi 20 mai 2016.

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