Bruno Devauchelle : Les fractures numériques sont aussi scolaires... 

Il est désormais admis, les statistiques le confirment, que la quasi-totalité de la population française, en particulier les familles avec enfants, est équipée en ordinateur et accès à Internet. Nos récentes investigations confirment, en particulier dans la population des 12 - 20 ans, que les équipements personnels, smartphone, tablettes ou ordinateurs portables font désormais partie des "attributs" ordinaires de chacun. Aussi parler de "fractures numériques" demande à être précisé, affiné et situé. Ce qui vient en premier à l'esprit c'est souvent l'usage qui est différent selon les origines sociales, culturelles, professionnelles. Cela semble se vérifier quand on analyse les statistiques individuelles d'usage. Certes il faudrait affiner rapidement ces approches, en utilisant en particulier les big datas qui peuvent être collectées sur les appareils de chaque individu ou encore dans les ENT établissements scolaires. Cette manière de faire est problématique sur le plan du droit et surtout du respect de la vie privée. Cependant si l'on s'en tient au déclaratif des personnes interrogées et/ou sondées, on peut déjà repérer des tendances et des différences. Si l'on va du côté des données collectées par des entreprises de moteur de recherche ou de vente en ligne, il devrait être possible d'observer aussi des comportements, mais sans aller dans le détail de chaque personne, de manière nominative.

 

La fracture des équipements

 

Il est pourtant un univers dans lequel s'interroger sur les fractures numériques (et au-delà) est particulièrement important, intéressant et peut-être aisément possible, c'est le monde scolaire. On peut y mener des investigations dans plusieurs directions : d'abord sur les équipements des établissements eux-mêmes, ensuite sur les usages par les enseignants, puis sur les usages par les élèves et enfin sur ceux des parents. Que ce soit dans l'établissement ou en dehors, le monde scolaire est un poste d'observation qui permet non seulement d'observer, mais désormais, depuis la généralisation des ENT, des services scolaires numériques, des cahiers de textes numériques et des logiciels de notes et bientôt de suivi de compétences scolaires, de capter de grandes quantités d'informations. Or c'est à partir de ces activités et des traces que l'on peut mieux analyser les fractures qui se construisent dans le contexte scolaire.

 

La première de ces fractures concerne d'abord les disparités entre établissements en matière d'équipement. Depuis 1985 et l'arrivée du plan Informatique Pour Tous, les politiques caressent le rêve d'une généralisation des équipements. Le dernier plan numérique n'échappe pas à ce rêve, presque un fantasme. Car la réalité des équipements informatiques (matériels, réseaux, infrastructures, wifi etc.) est beaucoup plus chaotique que des statistiques générales (ratio nombre d'ordinateur/nombre d'élèves) ne le laissent croire et/ou penser. Au cours des six derniers mois nous avons recueillis de nombreux témoignage de cette fracture entre établissements scolaires. Primaires ou secondaires, chaque établissement étant confronté à des situations très différentes. De la prolifération de TBI coûteux à l'indigence de matériels déclassés ou inégaux, en passant par des connexions internet défaillantes. Sans entrer dans les détails par établissement, les multiples témoignages concordent. Allant parfois jusqu'à dénoncer les simples dysfonctionnements internes à répétition, les témoignages montrent qu'il y a des situations suffisamment inégales pour parler de fracture. Certes les familles qui ont équipé leurs enfants à domicile tentent de compenser, mais on est loin de l'égalité voulue dans la gratuité d'accès à la scolarité obligatoire : devra-t-on mettre en procès l'Etat pour cette rupture d'égalité au moment où les nouveaux programmes des cycles insistent fortement sur l'usage du numérique ?

 

Fracture dans les équipes éducatives

 

La seconde fracture concerne les équipes éducatives et enseignantes. Les équipes enseignantes ne sont pas homogènes. Et cela est finalement plutôt intéressant quand on considère la valeur éducative de la diversité des personnes et des disciplines. Cependant, comme le livre, les moyens numériques, en se banalisant dans la société, sont appelés à intégrer le cœur des pratiques enseignantes. Cependant l'analyse des pratiques effectives montrent deux choses : d'une part que nombreux sont les enseignants qui n'utilisent que très rarement des moyens numériques et que d'autre part, les pratiques sont elles-mêmes très éloignées les unes des autres et que celles qui amènent les élèves à utiliser l'informatique restent minoritaire (25% dans les collèges connectés et préfigurateurs - source DEPP). Certes les raisons qui l'expliquent peuvent sembler bonnes, il n'en reste pas moins, et les élèves aussi le constatent, la fracture est bien là. D'un niveau à l'autre, d'une classe à l'autre, les variations sont si importantes, dans certains cas, que la rupture d'égalité s'immisce au cœur du quotidien pédagogique et didactique, malgré les recommandations institutionnelles. Loin des discours enflammés et médiatisés des pratiques dites innovantes, la réalité est fort contrastée. On ne parlera qu'à peine de la formation et de l'accompagnement de proximité qui ne sont pas sans poser de problème et s'inscrire dans ce paysage trop contrasté, mais dont la rituelle revendication est peu productive. Certes de plus en plus d'enseignants, et souvent d'élèves, font appel à leurs propres machines (BYOD) est un moyen terme. Mais peut-il être une solution viable et durable ?

 

Fracture des usages

 

La troisième fracture est celle des usages par les élèves. Comme pour la maîtrise du langage oral à l'entrée à l'école maternelle, la maîtrise de l'usage du numérique par les élèves est aussi fortement inégale. En plus de trente années de volontarisme politique, aucune réelle tentative d'égalitarisation dans ce domaine n'a été systématisée. Alors que le B2i indiquait la voie, détracteurs, acteurs et autres décideurs ont renoncé à le mettre en application (alors qu'il était dans la loi depuis 2006 !!!). Lorsque l'on entend des enseignants et éducateurs dire des jeunes, ils sont plus à l'aise que nous, on entend, en écho, d'autres enseignants dire l'inverse, ils n'y connaissent rien. Cette fracture, elle s'exprime déjà là.

 

Face à l'ordinateur scolaire, les pratiques sociales et familiales n'ont que peu droit de cité. Il est une fracture souterraine qui se situe entre les pratiques des deux espaces de vie des jeunes. D'une part dans la vie quotidienne ils utilisent de façon très variable les moyens numériques à leur disposition (et les statistiques montrent qu'il y a une généralisation d’usage) et d'autre part, dans le monde scolaire on leur demande d'entrer dans des cadres d'usage imposés dans lesquels ils ont parfois du mal à trouver sens. Fort heureusement il y a une régulation horizontale (entre eux) qui vient compenser le déficit de régulation verticale (des parents comme celle des enseignants...). Cependant comme pour l'ensemble des pratiques culturelles, auxquelles les pratiques du numérique doivent être associées, les fractures existent mais sont peu perceptibles de l'extérieur. Elles touchent en particulier le lien entre pratiques et catégorie socio-professionnelle et culturelle, comme pour le langage, oral et écrit…

 

Fracture parentale

 

La quatrième fracture est celle des usages par les parents. Beaucoup de parents, en particulier parmi ceux qui ont plus de quarante ans, sont assez distant avec les objets numériques connectés. Certes ils utilisent les smartphones, mais au cœur des usages, il y a de nombreuses différences et en particulier dans certaines activités du type réseau social. L'attention des parents pour le parcours scolaire des enfants évolue au fur et à mesure de l'âge des enfants. L'usage des moyens numériques pour le suivi de la scolarité des enfants est une porte à de nouvelles postures. Cependant cela ne semble pas modifier les choses. La question n'est pas d'abord numérique, mais éducative. Paradoxalement, c'est probablement en matière d'équipement familial qu'il y a le moins de fracture. Par contre la relation au numérique scolaire est très variée et révèle aussi des disparités, mais elles sont peu différentes de celles des époques antérieures. Aux difficultés culturelles face aux livres et à l’écrit se substituent d’autres difficultés assez différentes, mais tout aussi culturelles face aux multimédia interactif connecté. Le phénomène d'inversion éducative (enfants qui apprennent aux parents) existe de manière assez large, mais ce sont les objets de cette inversion qui sont très variés d'une famille à l'autre. Il n'en reste pas moins que si l'école utilise les moyens numériques pour le lien avec les parents et les familles, on peut imaginer les fractures qui, existant antérieurement, se développent de la même manière avec les moyens numériques. Non l’usage du numérique ne réduit pas les fractures culturelles !

 

Ces quatre fractures ne sont pas dissociables les unes des autres. Elles doivent être étudiées en système. Consulter les statistiques d'usage d'un ENT est un des moyens pour observer les disparités comportementales. On peut y suivre l'activité de chacun des acteurs de l'école et ainsi observer ces différences d'usage. Mais pour cela il faudrait analyser ces données.

 

L'appel récent à expliciter les algorithmes sous-jacents aux logiciels Affelnet ou APB montre bien qu'une question doit être travaillée : comment l'informatique construit-elle des services qui respectent les diversités d'action, d'usage et surtout de compréhension ? Comment organise-t-elle l'aide aux usagers mais aussi leur surveillance ? Parce que l'informatique disparaît, dans sa forme fondamentale de zéros et de uns, au profit d'une ergonomie et d'un design qui permet à chacun d'utiliser tous les services sans peine, les fractures sont de deux natures : entre ceux qui savent utiliser les services et les autres (fracture cognitive), entre ceux qui comprennent le processus caché et ceux qui en sont dépendants (fracture technique et intellectuelle).

 

D'un établissement scolaire à l'autre, et compte tenu de ces disparités, il est nécessaire d'alerter les politiques. Allez au-delà des questions partisanes et conjoncturelles. Réfléchissez vraiment à ce qu'est une politique d'égalitarisation (et non pas d'égalité) de la population face au numérique. Au-delà des coups de pub et autres présences médiatiques, il est temps de se pencher sur ce que peut être, doit être l'engagement du monde scolaire dans le numérique pour parvenir à éviter ces fractures. Face aux livres, un équilibre a été trouvé, mais l'école, fondamentalement inégalitaire, n'a pas su compenser : il ne suffit pas qu'il y ait des livres dans l'école pour qu'on sache lire dehors et qu'on le fasse réellement. Aujourd'hui le renversement est total : la culture ordinaire est en évolution à cause du numérique, et le monde scolaire ne sait pas comment combler les fractures qui émergent à l'intérieur et à l'extérieur de l'école.

 

Bruno Devauchelle

 

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Par fjarraud , le vendredi 27 mai 2016.

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