Bruno Devauchelle : Créativité, collaboration, individualisme et numérique  

Depuis l'invention des Hackathons, séances de créativité informatiques, les initiatives autour de ce genre d'action se multiplient. Le monde de l'enseignement (scolaire et supérieur) n'y déroge pas : Hackathon pédagogique, Créathon (à l'initiative du laboratoire Techne et département IME de l'université de Poitiers en partenariat avec Canope), Edumix et autres initiatives se multiplient aussi bien dans le secondaire que dans le supérieur. L'innovation si souvent médiatisée serait-elle en panne qu'il faille lui ajouter des "marathons" collectifs pour essayer d'aller plus loin et passer à la créativité, l'inventivité. Le bon vieux brainstorming aurait-il du plomb dans l'aile. Ou, pour le dire autrement, peut-on être créatif seul ou faut-il être à plusieurs ? Ou encore y a-t-il des techniques particulières pour que "tout le monde" devienne créatif ?

 

La créativité remplace l'innovation

 

Dans les écoles de commerce, de management ou encore dans des écoles d'ingénieurs on tente de former les jeunes à ces méthodes dites créatives. Dans le secondaire (mais aussi dans le supérieur), ce sont plutôt les enseignants que l'on incite à ces exercices. Il faut tenter d'analyser plus avant ce que peuvent signifier ces actions et leur lien avec le terrain de l'action quotidienne. En premier lieu il faut signaler la dimension médiatique prise par ces initiatives et leur écho jusque dans les cénacles des entreprises ou des start-ups. Il est de bon ton (thon ?) de glisser ces mots dans les conversations de salon et nombre de "consultants experts (?)" en font commerce. Créativité et innovation d'un côté, collaboration de l'autre, numérique de l'autre encore...

 

L'innovation portée aux nues est en train de se voir bousculée par la créativité. Si innover c'est socialiser une invention ou tout au moins tenter d'introduire de la nouveauté dans la routine, alors on atteint assez vite les limites : pour innover il faut du nouveau. C'est donc la créativité qui pourrait alors prendre le relais. Mais comment être créatif ? Est-ce possible de l'être seul ? C'est là que des initiatives émergent d'un peu partout (avec un bonus pour les méthodes venues d'Amérique du Nord - mythe oblige). C'est donc du côté des "exercices de créativité" que l'on se tourne. Aussi bien sur un plan personnel que collectif, l'injonction "soyez créatif" ou encore "soyez inventif", parfois avec une prime à la jeunesse, est entré dans l'espace professionnel. Prime à la jeunesse pour relayer une représentation de la jeunesse qui ne serait pas encore marquée par l'habitude, les rituels, l'histoire...

 

Individualisme, collaboration et solidarité

 

Le collaboratif (anciennement travail de groupe ou d'équipe) se porte bien en ce moment. Reprenant l'idée de la somme des parties qui serait supérieure au tout ou encore que l'on soit plus intelligent à plusieurs que seul, collaborer devient une évidence. Tout au moins dans les discours. Le numérique et le mythe de l'horizontalité qui l'accompagne, ainsi que celui du partage lié au web interactif (dit web 2.0), viennent renforcer ce discours sur les collaborations. Il faut cependant tenter d'inverser la question en se demandant pourquoi le travail individuel et la réussite associée a été autant promu et considéré comme premier. C'est du côté de la psychologie sociale que l'on peut trouver de l'aide : le groupe fait peur, surtout lorsqu'il s'organise, communique. Le rôle des réseaux sociaux numériques est à ce sujet un questionnement fort. L'exemple des sports collectifs met aussi en évidence cette tension entre individuel et collectif. Mais c'est surtout la manière de l'analyser qui peut orienter le regard : de fait la réussite individuelle est souvent promue dans les médias.

 

Le monde scolaire est globalement fondé sur l'individu et sa réussite. La hantise du copiage ou encore les modes d'évaluation sont de bons indicateurs de cela. Fort heureusement des pratiques pédagogiques ont depuis longtemps montré qu'il était possible de faire autrement (classe atelier, travail en ilot, tutorat entre élèves etc.). Le choix fait au XIXe siècle d'un modèle d'enseignement massé évalué individuellement serait-il remis en question. Pas encore si l'on en juge par le rappel régulier du modèle de l'évaluation individuelle et sa valorisation au détriment des évaluations collectives critiquées souvent par les enseignants eux-mêmes qui se demandent alors "quelle note mettre à chacun ?" et par la crainte (parfois vérifiée) du "passager clandestin" ou du "suceur de roue", deux expressions qui mettent en évidence un des contournements du travail de groupe. La valorisation de la réussite individuelle est très ancrée dans nos sociétés, en particulier occidentales. Cela semble aussi être un axe d'évolution intrinsèquement humain.

 

La mise en avant de la créativité et de la collaboration serait donc un signe double : d'une part des limites de l'individualisme dans les évolutions de la société, d'autre part d'une résistance à cette fausse évidence naturelle de l'individualisme. Fourmis et abeilles sont des modèles souvent mis en avant pour évoquer la collaboration, on pourrait aussi mettre en avant la division rationnelle du travail comme autre exemple de collaboration macro. Mais il y a un mot qui, souvent associé à une morale et une éthique, semble revenir parfois au centre du débat : celui de solidarité. A cela s'ajoute aussi celui, plus récemment mis en avant d'empathie.

 

Réinventer avec le collaboratif

 

Ajoutons à cette approche celle du croisement des compétences et des spécialités. L'évolution de la quantité de connaissances dans toutes les spécialités a développé des cerveaux spécialisés mais souvent enfermés dans un système d'analyse propre à celle-ci. La confrontation entre champs disciplinaire, entre spécialistes d'horizons différents s'avère particulièrement intéressante et riche (cf. les muséomix ou édumix par exemple). Regarder un objet particulier avec des "prismes différents" c'est prendre le risque de casser les représentations classiques et habituelles. Le monde scolaire est particulier dans ce domaine, car toute la population a une expérience "marquante" de la scolarité. Cela ne doit pas empêcher de regarder ce monde avec des approches différentes, à condition que chacun accepte de ne pas parler de "ses souvenirs" pour enfermer le collectif dans le passé (souvent idéalisé). C'est le pari des hackathon et créathon pédagogiques. Les résultats seront pour nous les indicateurs de la réussite ou de l'échec de cette idée.

 

La complexité de la fabrication des logiciels informatiques a amené les entreprises et le salarié à développer des nouvelles formes de travail. L'image du petit génie qui fabrique seul son programme laisse la place à deux principaux types de fonctionnement : l'entreprise structurée, la collaboration libre d'une communauté en ligne. De même dès l'apparition des Moocs, on a vu s'affronter deux modèles xMooc et cMooc, ces derniers étant collectif et coopératif. Ces deux modèles qui, de la salle de classe à l'entreprise ou encore à l'organisation sociale, s'affrontent sont en tension en chacun de nous. La participation à des collectifs est encourageante, mais le peu d'enthousiasme au sein des collectifs à la prise de responsabilité décourage... les rares personnes qui acceptent de devenir membre du bureau de l'association ou responsables d'une équipe. De l'autre côté un management brutal (cf. le film Corporate) montre bien l'absurdité d'une formation de managers sans âme. Entre économie, marchandisation, innovation technique mais aussi innovation sociale, ces initiatives peuvent prendre diverses formes et couvrir des finalités qui peuvent être parfois diamétralement opposées. (Voir les liens en bas de l'article).

 

Les défis de collaboration qui nous sont proposés dans les différentes manifestations qui émergent dans le monde de l'enseignement sont certes bien modestes en regard des enjeux globaux, mais ils peuvent être considérés comme un signal fort qui vise, non pas à renforcer la race des "gagneurs" mais plutôt à susciter l'inventivité et le partage. Une condition toutefois semble devoir être mise à ces pratiques : le refus d'individualiser par une survalorisation des réussites des uns au détriment de tous les autres participants. A l'inverse des mécanismes de ces concours de chanteurs et autres, il faut réinventer avec le collaboratif de nouvelles manières de renforcer l'estime de soi de tous les participants à ces évènements et leur donner aussi l'occasion, dans leur participation, d'apprendre de leurs erreurs et de développer de nouvelles compétences et de ne pas perdre l'envie d'inventer, d'être curieux...

 

Plus largement dans les défis collaboratifs, deux tendances peuvent s'affronter : une tendance concurrentielle et une tendance coopérative. Derrière chacun d'eux il y a une idée de vie en société. En promouvant les méthodes créatives, on tente de techniciser et de rationnaliser un processus qui pourtant, l'histoire le montre, ne peut se réduire à ces approches. La créativité avant d'être une possibilité du groupe, du collectif, c'est d'abord une possibilité individuelle. Or notre forme scolaire et notre forme social tendent toutes deux à réduire le potentiel de l'individu. Il suffit de regarder comment les jeunes se transforment par l'éducation entre 2 ans et 20 ans pour mesurer le poids qui pèse sur la possibilité de créativité, d'autonomie, d'inventivité. La société des adultes a toujours eu tendance à normaliser la jeunesse, et, déplorant ses écarts à la norme, répète inlassablement le même refrain. Aujourd'hui des portes s'ouvrent pour contester cette normalisation des esprits. Mais dans quel but ? Récupération, intégration, dans la société telle qu'elle est ou construction d'une nouvelle société ?

 

Bruno Devauchelle

 

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Créathon de la région de Nancy

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 21 avril 2017.

Commentaires

  • thais8026, le 21/04/2017 à 15:39
    LA question est : "qui a envie d'être une abeille ouvrière dans notre société?"
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