Bruno Devauchelle : Numérique et marchandisation 

Marchandisation, industrialisation, sont deux termes qui s'associent de plus en plus souvent au monde de l'éducation. C'est sous l'expression de "marché de l'éducation" que s'incarne actuellement une évolution du développement de l'informatique d'abord puis plus globalement du numérique. Un vent de libéralisme économique (start-up, fonds d'investissements et autres crowdfunding...) accompagne la vague numérique portée par les histoires légendaires de fortunes commencées dans un garage... Plus largement, smartphone au fond de nos poches, nous avons accepté, presque tous, de nous soumettre à la tentation du marché, à titre personnel, alors pourquoi pas l'école et plus généralement l'éducation...


Du manuel scolaire au numérique

Et pourtant tout ça n'est pas nouveau. Il suffit de s'intéresser à l'histoire du livre scolaire et de la création de la filière de l'édition scolaire au XIXè siècle (Hachette en particulier) pour comprendre les mécanismes en place. L'état accepte de laisser à des acteurs privés une part de ses activités sous réserve de respect des lois, mais surtout des préconisations et autres cadres que peut poser le ministère de l'éducation. Bien plus, l’État a laissé un ensemble de pans de l'activité d'enseignement à des acteurs privés avec plus ou moins de marges de manœuvres selon les relations que ces officines souhaitaient avoir avec l’État (contrats etc.). Enfin autour du système scolaire et parfois à l'intérieur, des espaces de marché se sont développés. Du bâtiment aux matériels, mobiliers et autres infrastructures dont bien sûr l'informatique fait partie, tout est l'objet du marché de l'éducation (scolaire et universitaire ou autre) tel qu'il est défini par l’État. Il faut ajouter à cela tout ce qui concerne les particuliers et leurs besoins en équipements liés à l'éducation des jeunes.

Pour le dire simplement, il y a de nombreux marchés de l'éducation qui peuvent attirer des entreprises, des associations, des consultants et autres conseillers et formateurs... Certains vivent tellement des marchés publics et depuis si longtemps qu'ils ont compris qu'il s'agissait d'une rente de situation qu'il convient de conserver à tout prix. Le numérique a ouvert des horizons nouveaux et surtout élargi le potentiel de marché permis. Pour réussir leur activité et la rendre rentable, il n'est pas rare que des offres soient faites aux enseignants de s'associer au marché. Si le temps des marges confortables des vendeurs d'ordinateur individuel du début des années 1980 est passé, il a fallu inventer d'autres moyens de s'assurer le "pied dans la porte" de l'éducation. Ainsi le modèle des ambassadeurs en est-il une déclinaison.


Trouver les bons interlocuteurs

Pour une entreprise qui veut s'assurer une part sur ce marché, il faut désormais être présent partout : des cabinets ministériels aux collèges ruraux en passant par les laboratoires de recherche et bien sûr auprès des collectivités territoriales. Pour chacune de ces relations, parfois partenariale, les choses se déroulent différemment car il faut montrer patte blanche auprès des uns et des autres. Ainsi face à un chef d'établissement d'un établissement public, le discours sera un peu différent d'avec un chef d'établissement de l'enseignement privé sous contrat. De même travailler avec des laboratoires de recherche peut revêtir plusieurs formes qui ne sont pas sans demander du tact à défaut d'un simple respect des lois. Mais il est sûr qu'une étude d'un étudiant favorable à telle ou telle technologie amènera probablement à des aides supérieures à une étude qui dévoile ce que l’on n’a pas forcément envie de faire savoir. Il en est d'ailleurs de même des collectivités territoriales comme des entreprises, bref le financeur préfère qu'on lui dise que "ça marche" même s'il faut relativiser. D'ailleurs certains étudiants/consultants (et même certains chercheurs) pas très aguerris à ces relations sont-ils mis au service d'une autre ambition que celle qu'ils croyaient... L'éducation n'est pas forcément différente de la santé en termes de marché... Le tout étant de trouver les bons interlocuteurs.

Un des phénomènes intéressant est la prise en compte des usagers et des usages par les financeurs et les concepteurs de produits achetés par ces financeurs. La technique repose d'abord sur l'inondation d'un marché. On pourra aller du côté de nos cousins Québécois et leur mauvaise aventure autour des TBI pour illustrer notre propos. On pourra continuer sur le même objet et le constat généralement fait de l'écart entre les promesses commerciales et les réalités d'usage. On s'apercevra vite qu'un bon vendeur saura convaincre un responsable peu connaisseur de la chose scolaire (et pourtant parfois lui-même ancien enseignant) pour peu qu'il soit "séduit" par l'objet technique "dernier cri" qui le mettra au coeur de la modernité. Et cela même si les usagers ne sont pas informés de l'achat en amont de la décision alors qu'ils seront ceux qui devront prouver la pertinence de l'investissement.

A l'opposé, la hargne de certains vendeurs est telle qu'on renonce parfois à les écouter alors que leur proposition n'est pas forcément bonne ni mauvaise. Le décideur pourra me dire que, lui, il sait comment contourner de telles propositions et qu'il est imperméable à ces pratiques. Malheureusement, force est de constater que cela est loin d'être toujours vrai... Et il y a les conseillers, les influenceurs. C'est justement là-dessus que certaines entreprises tentent leur chance. Ainsi un chef d'établissement ignorant va se tourner vers un membre de son équipe qui a une bonne réputation pour le conseiller. Mais le vendeur a bien compris que pour entrer dans la place il faut trouver les bons relais.


Une démarche éthique

Il n'y a pas un marché mais des marchés de l'éducation. Ces marchés fonctionnent comme bien d'autres marchés mais ils ont une particularité : ils représentent un potentiel très important en masse. Ils présentent aussi des caractéristiques particulières liées à une culture du milieu qu'il vaut mieux connaître jusque parfois dans ses recoins. Il est une caractéristique importante qu'il conviendrait d'explorer plus avant, c'est celle de l'éthique des acteurs. En effet si le droit est respecté il y a différentes façons de se comporter face à une situation de marché, que l'on soit financeur, décideur, influenceur, fournisseur, vendeur, etc. Chacun de nous, quelle que soit notre place, présente des points de faiblesse que les interlocuteurs peuvent exploiter. Ainsi avoir saisi que l'acheteur séduit par le propos va inciter à le "signer" rapidement, parfois même de manière imprudente. On ne peut que s'interroger sur des contrats signés avec des collectivités publiques dont les budgets explosent (cf. certains ministères et leurs logiciels comme SIRHEN pour l'éducation nationale, montré du doigt depuis plusieurs années dont récemment par la cour des comptes). Si à de pareilles échelles cela est impressionnant, il en est de même à des échelles bien moindre mais les mécanismes sont proches : on s'occupe de la vente... la suite on verra bien. Dans un cas le budget explose, dans un autre l'investissement réalisé n'est pas utilisé...

Il est facile d'accabler tel ou tel. Nous sommes dans une société de marché, et malgré les hauts cris de certains, nous avons du mal à nous en passer en particulier au plan individuel ("il vaut mieux être riche et heureux..." disait jadis Coluche). Cependant une telle société ne permet pas n'importe quelle attitude, n'importe quel propos. On a parfois pensé que le marché était un univers de requin ou de tueurs, en est-il différemment du politique comme on vient de le voir ? C'est donc bien à l'éthique de l'action, de la responsabilité qu'il faut renvoyer. S'enrouler dans l'écharpe des grands principes ne vaut rien si dans la réalité du quotidien on est incapable de les vivre de les incarner, même imparfaitement. Chacun a le droit à l'erreur, le droit à la faiblesse, le droit à certaines compromissions. L'auteur de ces lignes n'y échappe pas bien sûr, mais pas plus ni moins que certains de ceux qui ont pu violemment l'attaquer ici ou là. Mais il n'échappe pas non plus au devoir d'auto-évaluation et d'autocritique, non pas sous le feu des accusations assassines des vitupérateurs de toutes sortes, mais dans une pratique quotidienne de questionnement sur la "justesse " de ses actions, de mes actions. Cela reste un travail difficile et quotidien, surtout quand on est éducateur.


Bruno Devauchelle


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Par fjarraud , le vendredi 12 mai 2017.

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