Bruno Devauchelle : Pourquoi croyons-nous dans le numérique ? 

Lorsque l'on travaille dans et avec le monde scolaire, on est étonné de constater le nombre de croyances qui circulent dans les échanges entre enseignants, professionnels, et l'effet de ces croyances sur les pratiques. La multiplication des ouvrages qui tentent de tordre de le cou à ce que l'on nomme des "mythes" tente de lutter contre ces croyances en dénonçant ce que l'on peut appeler de "fausses vérités" (par opposition aux fausses informations). Quelques travaux de recherche commencent à s'intéresser à ces croyances mais il est toujours difficile d'avancer sur ce terrain qui se révèle très sensible dès lors que dans un entretien on tente de questionner ces croyances. Le monde du numérique n'échappe pas à ces croyances et André Tricot et Franck Amadieu, parmi d'autres, ont bien essayé de les présenter dans leur ouvrage paru il y a maintenant trois ans. Mais ce qu'ils ne décortiquent pas, c'est le mécanisme de construction de ces croyances, leur mode de survivance et les possibilités de déconstruction de ces croyances.

 

L'additif particulier de la croyance

Or la difficulté qu'ont les "scientifiques" qui pensent dire des "vérités attestées par la recherche" est que la transformation d'un propos fut-il scientifique en croyance est un mécanisme qui est proche de celui qui transforme une information en connaissance. Mais cette transformation s'appuie sur un contexte "sensible" qui ajoute à la connaissance ainsi construite une vigueur, une force qui traduit son ancrage profond dans la "culture individuelle", dans le système personnel de représentation du monde.

Il est souvent arrivé de constater que certaines personnes (enseignants, élèves...) sont dans l'incapacité de changer de point de vue, de croyance, alors qu'on leur apporte explicitement la preuve du contraire de ce qu'ils affirment. Habituellement cette résistance est plus subtile et l'argument scientifique (publication, statistiques) est souvent balayé, et parfois même contesté par d'autres arguments considérés, eux-aussi comme scientifiques. Plus habituellement, lors d'échanges informels nous laissons souvent passer des affirmations de collègues, d'amis, qui sont aussi peu étayées pour les affirmer que nous pour les contester. On perçoit assez vite, lorsque l'on ne laisse pas passer, que l'on touche à quelque chose de sensible, de l'ordre de l'identité du sujet : s'il doit reconnaître qu'il se trompe ou qu'il fait erreur, il y a parfois passage de la rationalité à l'émotion, et aussi passage de l'émotion au blocage ou au déni ou encore plus simplement au refus. Nous faisons donc l'hypothèse que lorsque l'on est confronté à ce genre de situation, cela nous permet de comprendre qu'en plus du mécanisme d'apprentissage il y a un "additif" particulier.

 

Conflit latent sur le numérique

La construction des connaissances, dans une modélisation rationaliste, amène à décortiquer, à l'instar de la taxonomie de Bloom mais aussi des travaux de sciences cognitives (Bastien, Armand Colin, 1997), le processus. Ainsi on apprend qu'une fausse connaissance se construit par l'habituation. A force de se trouver confronté à un contexte donné, on finit par se construire une représentation mentale, un schème (Vergnaud, Pastré, RFP 2006). Même faux, s'il est "fonctionnel" alors il est considéré comme vrai. Dès lors que l'on remet en cause cette connaissance, on s'oppose non seulement à la personne, mais aussi à ce que son environnement a fait d'elle, lui a permis de construire comme connaissances.

Ainsi la critique récurrente par des adultes des connaissances informatiques et numériques des élèves ignore bien souvent cette construction, de part et d'autre, d'un micro-monde de connaissances et de compétences. Un enfant quand il construit des connaissances, tente d'articuler de nombreux paramètres pour parvenir à les stabiliser. L'admiration d'un élève pour l'enseignant, par exemple, peut l'amener à croire tout ce qu'il dit, considérant cela comme vrai. Mais on voit alors que l'admiration, que peut susciter un enseignant auprès des élèves, peut avoir des conséquences qui vont au-delà de ce que l'on croit souvent. Face au numérique, la question est plus complexe car le "bain" numérique quotidien dans lequel chacun de nous est immergé entraîne la construction pour chacun de schèmes, indépendamment du cadre académique ou des prescriptions scolaires. Il est donc normal qu'entre jeunes et adultes, le conflit soit latent.

 

Séduction de la croyance

Le phénomène des croyances est aussi basé sur de fausses perceptions : soit l'appareil de perception ne fonctionne pas (surdité ou autre), soit le média impose une forme de perception spécifique (audio, vidéo, télévision etc.…), soit l'auteur ou les auteurs des informations tentent de transformer leurs lecteurs en imposant, par diverses méthodes les idées qui sont les siennes ou les leurs. Entre j'ai mal entendu, le poste de télévision ne fonctionnait pas bien, je suis convaincu par le propos "autorisé", voici quelques éléments qui concourent à la fausse perception. Les deux dernières hypothèses sont très fortes et semblent efficace à celui qui veut installer des croyances chez les autres. Il faut ajouter à cela une forme de constance, de régularité dans la perception de l'objet devenu objet de croyance. Une croyance s'installe souvent en lien avec une forme de séduction, mais elle perdure avec une régularité et aussi parfois un sentiment d'appartenance. On rejoint là la question identitaire : "j'affirme donc je suis".

Un certain rationalisme, fort présent dans la culture française, peut laisser penser qu'à l'instar de la méthode expérimentale prônée par Claude Bernard, il est aisé de retrouver une forme de vérité face à une croyance. Il n'en est rien. Outre le mécanisme de croyance que nous essayons de décrypter il y a aussi l'idée que cette rationalité est bien limitée en regard de la complexité du vivant. C'est cet entre-deux qui amène à s'inquiéter, à douter et qui déstabilise, amenant certaines et certains à rechercher des certitudes qui vont alors s'installer en croyance, car particulièrement rassurante.

 

En conclusion

A tous ces éléments s'ajoute celui de la fragilité psychologique des personnes. Chacun de nous peut se trouver en situation de déstabilisation affective, physique, mentale suite à des évènements, des contextes. Face à ces déstabilisations certains sont à la recherche d'environnements rassurants et certaines formes de croyances peuvent y répondre (fragilité évoquée lors de l'essor des sectes dans les année 1990). Toutefois il ne faut pas confondre croyance et foi. Si d'un côté il s'agit d'une construction partielle quand il s'agit des croyances auxquelles nous nous référons, d'un autre il s'agit d'une pensée beaucoup plus aboutie et construite. Les religions jouent parfois sur les deux leviers, mais fondamentalement, elles sont davantage dans le deuxième : celui d'une construction lente et globale qui ne se substitue pas à la rationalité mais qui la complète.

En synthèse de tout cela on peut considérer que les mécanismes qui favorisent la construction des croyances sont principalement (relevé non exhaustif) ceux-ci. Le mot "connaissance" est ici utilisé pour montrer que la croyance est aussi une connaissance, mais qui est détournée de son sens rationnel :

- Connaissance et émotion

- Connaissance et habituation

- Connaissance et soumission

- Connaissance et fausse perception

- Connaissance et identité

- Connaissance et fragilité personnelle

- Connaissance et stabilité

Dans le domaine du numérique nous pouvons aisément observer ces "détournements" comme dans bien d'autres domaines scientifiques d'ailleurs (neurosciences, astronomie etc.).

 

Bruno Devauchelle

 

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Par fjarraud , le vendredi 19 janvier 2018.

Commentaires

  • delacour, le 19/01/2018 à 10:05
    "Ainsi on apprend qu'une fausse connaissance se construit par l'habituation. A force de se trouver confronté à un contexte donné, on finit par se construire une représentation mentale, un schème (Vergnaud, Pastré, RFP 2006). Même faux, s'il est "fonctionnel" alors il est considéré comme vrai"

    C'est le cas de la croyance en un apprentissage de la lecture commençant par le décodage. Tout le monde sait que c'est au moment de l'écriture (du codage) qu'une correspondance s'établit entre un son (phonème) et une graphie. Cela permet, si on commence par coder pour apprendre, de ne manipuler que le codage de 35 phonèmes.  Mais, comme le latin biunivoque a donné la possibilité de décoder sans erreur, les lettrés continuent à enseigner que "a" se décode /a/, disant même que dans 80% des cas c'est vrai. Or, notre codage n'étant pas biunivoque /a/ se code de différentes façons d'une part ( a, à, e (évidemment) at, as, etc.) et plus compliqué  pour l'apprentissage "a" se décode de 12 manières différentes (partir, équateur, rayer, mauvais, maire, manche, etc.). Moins de 50% des "a" se décodent /a/.


    la logique pédagogique voudrait donc qu'on commence par le sens oral, qu'on le code et qu'en souvenir de ce codage particulier on puisse toujours décoder correctement pour parvenir à lire le sens qu'on a codé.

    Que nenni ! Il faut décoder, c'est la doxa ! Tant qu'on fera deviner les codages en commençant par décoder, des élèves ne s'y retrouveront pas. A six ans on est exigeant sur la cohérence : comment "o" pourrait se décoder aussi /on, oi, ou, oin/ ? Une seule explication : le codage orthographique ! 

    Sur le codage, qui ne s'applique pas qu'à le lecture, comme le montre B. Devauchelle, on peut lire :

    https://www.meirieu.com/FORUM/codage_delacour.pdf


    http://www.meirieu.com/FORUM/delacour_codage_inhumain.pdf

     
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