Bruno Devauchelle : Désir et fascination du numérique 

Quand on observe l'engouement des jeunes et des adultes pour les objets du monde numérique on s'interroge sur les raisons réelles de cet enthousiasme qui se traduit par des pratiques nombreuses et multiples au quotidien. Cet engouement est souvent signalé de manière catastrophiste ou tout au moins en en mettant en avant les côtés négatifs : cyberaddiction, et autres cybers reproches... Dans les établissements scolaires on ne compte plus les interventions, souvent alarmistes, concernant les technologies numériques. Quant aux cures de sevrage et autres tentatives pour en limiter l'usage, elles sont multiples, la plus récente conséquence étant la loi discutée le 7 juin à l'assemblée nationale à propos des téléphones portables. Les débats qui ont déjà eu lieu sur ce texte montrent l'ampleur du problème et la difficulté à fixer un cadre. Entre curiosité, intérêt, usage ordinaire, passion, dépendance, addiction, on trouve pour ces objets numériques les mêmes postures que pour d'autres objets présents dans notre entourage (jeux, travail, argent, musique etc.…)

 

Récemment plusieurs écrits ont tenté de mettre à jour les raisons de ces comportements (liens ci-dessous). Pourquoi cédons-nous si facilement à ces technologies numériques et leurs dérivés ? Pourquoi avons-nous tant de difficultés à maintenir les enfants à distance d'un usage aussi important de ces technologies ? De manière empirique, nous constatons que ce sont les plus faibles dans notre société qui sont les premières cibles et surtout des "clients faciles". Si nous examinons ce qui s'est passé depuis cinquante années, nous constatons que ce sont les classes les plus favorisées qui investissent ces technologies les premières (revenus, famille, diplôme, âge, source CREDOC). Nous constatons aussi, qu'à l'image de ces catégories socio- professionnelles, une sorte de diktat du progrès technologique s'est imposé à l'ensemble de la population sans que chacun n'ait les outils pour les décrypter et les utiliser à bon escient. Le monde éducatif porte en cela une lourde responsabilité du fait de son abandon général d'initiatives dans le domaine, malgré les discours et l'argent dépensé. On s'est davantage intéressé à l'équipement et à l'innovation qu'à la manière d'accompagner l'appropriation de ces technologies (voir l'échec du B2i). Dès lors il est facile de discréditer les faiblesses quand on les a laissées s'installer, voire quand on les a générées.

 

Première hypothèse pour expliquer cela : les catégories favorisées ont très tôt saisi l'enjeu de domination (intellectuel, social, économique) lié à l'utilisation et à la maîtrise de ces instruments. Elles s'en sont emparées, y voyant un espace de pouvoir et de maîtrise des connaissances. Elles en comprennent les enjeux et balisent leurs modes d'utilisation. Toutefois cette hypothèse doit être tempérée par l'observation des comportements au quotidien qui montrent une sorte de nouveau métissage culturel : l'usage intensif de ces technologies concerne toutes les catégories, ainsi que les conséquences de ces usages. Ce qui diffère, c'est principalement la typologie des usages en relation avec les contextes de vie.

 

La deuxième hypothèse qui s'applique à tous : la commodité, la facilitation du quotidien. On retrouve ici l'idée de progrès technique, dont on sait qu'il attire beaucoup les jeunes mais aussi les adultes. Associer progrès à commodité facilite une forme d'appropriation que l'on peut qualifier de "douce" ou plutôt d'indolore. Il suffit de constater le différentiel d'appropriation dans le monde enseignant entre les pratiques personnelles et les pratiques professionnelles pour s'en rendre compte. La technologie doit donner l'impression d'aider, rappelons-nous la difficulté d'utilisation des anciens magnétoscopes en comparaison de la vidéo en ligne et en replay d'aujourd'hui. Si l'on peut interroger le terme progrès, on ne peut nier celui de la commodité ou de la facilitation.

 

La troisième hypothèse est celle de la contrainte socio-professionnelle : selon la nature de nos activités professionnelles nous sommes plus ou moins contraints à ces utilisations. L'enseignement professionnel et technologique a été aux premières loges de cette appropriation forcée dès le début des années 1980. Depuis ces contraintes n'ont cessé d'envahir la vie quotidienne au travail. Du livreur au chef d'entreprise, chacun se trouve désormais pris dans ces évolutions, et le caractère anxiogène d'une absence technologique est devenu tel qu'il est difficile d'y échapper

 

Quatrième hypothèse, plus psychanalytique, celle du désir. Au travers de ces technologies, en particulier celles qui concernent les relations humaines, mais aussi la fascination technologique, on peut percevoir ces éléments : désir de domination de la machine, désir de ne pas être coupé du monde, désir de maîtriser son environnement, etc. On touche là à des motivations profondes dont certaines se traduisent par des comportements qui peuvent sortir de la norme sociale.

 

On touche aussi au problème éducatif au travers de ces hypothèses. Personne ne veut manquer l'évolution. Quand en plus les objets techniques viennent s'immiscer dans l'intimité familiale et y apporter des transformations rassurantes (ou inquiétantes), il devient très difficile d'y échapper. L'insistance de nombreux petits enfants à prendre le smartphone des parents mais aussi l'envie des parents de les mettre devant les écrans sont grandes. Car, à l'instar de la tétine ils semblent apporter le calme ou tout au moins supprimer les larmes... devenues insupportables... ils apportent un confort une commodité. Mais c'est ignorer les effets secondaires de ces attitudes face à des moyens technologiques dont l'ambition est bien de capter l'attention. Et ce sont ces effets que l'on est en train de dénoncer parfois de manière maladroite. Car dénoncer est une chose, mais c'est bien en amont que se situe l'ensemble des sources de ces comportements.

 

L'école, trop souvent bonne à tout faire de la république, est ici impuissante, encore davantage qu'auparavant. On comprend bien les discours volontaristes, mais si on regarde l'efficacité des plans qui se sont succédés, on peut se demander si on a voulu vraiment prendre les choses en main. Surtout quand l'école tient un discours sur l'effort et la contrainte alors qu'elle fait face à un discours du désir et de la facilitation. Le plaisir d'apprendre serait-il dépassé ? La capacité de concentration et d'attention s'orienterait-elle désormais vers d'autres objets que ceux offerts par l'institution éducative ? Les questionnements actuels sur la forme scolaire et le dépassement de l'institution scolaire (cf. le texte récent d'Alain Bouvier) doivent être pris comme des signes indicateurs, encore faut-il que le politique en prenne la véritable mesure....

 

Bruno Devauchelle

 

Commodité et numérique

Désir et numérique, l'économie du désir, peut-on lui résister, Jean François Dortier

Sciences Humaines N°304, juin 2018, p.36-41

Texte d'Alain Bouvier : Notre système scolaire va-t-il s'effondrer ?

Yves Citton, Pour une écologie de l'attention, Seuil 2014

 

Les chroniques de Bruno Devauchelle

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 08 juin 2018.

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