Bruno Devauchelle : Numérique : Au creux de la vague ?  

Au début de l'année nous posions la question : « N’entrons-nous pas dans un cycle de glaciation du numérique éducatif ?". Il nous faut, en cette fin d'année tenter d'y répondre. Les équipes pédagogiques semblent désormais s'éloigner de cette question, tant l'absence de directive leur laisse la possibilité de solder les comptes. On peut sans doute parler de consolidation des pratiques existantes. Un bilan semble donc nécessaire.

 

Silence ministériel

 

 Depuis l'arrivée au pouvoir de la nouvelle équipe présidentielle, la question du numérique en éducation n'a pas pris d'autre forme, hautement symbolique, que celle de la loi sur le téléphone portable. Pour l'instant, le projet ministériel dans ce domaine est inaudible : soit il n'est pas prêt, soit il n'y en a pas. C'est d'ailleurs étonnant de constater que c'est le secrétaire d'Etat au numérique qui a davantage évoqué cette question que le ministre de l'Education lui-même. Il est vrai que cet attentisme correspond aussi au marasme provoqué en haut lieu par la polémique sur les GAFAM...  dans les établissements scolaires de même que les propositions d'accueil de classe faite par Apple, mais aussi depuis plusieurs années par Microsoft et sa classe immersive. Le changement de direction du numérique éducatif (nomination de Jean Marc Merriaux) est-il un signe précurseur ? D'aucuns évaluent s'il serait pertinent qu'un discours du ministre ait lieu à Ludovia en Aout prochain ? Dans ce lieu de rassemblement de nombreux "pro-numérique" (mais pas tous), serait-il pertinent de s'exprimer sur le sujet alors que les priorités sont ailleurs et que, justement le numérique n'a plus vraiment le vent en poupe dans les collectivités et surtout dans de nombreux établissements ?

 

Des problèmes récurrents

 

Plusieurs points sont à signaler : en premier lieu les nombreux dysfonctionnements des moyens numériques dans les classes sont des freins importants, en particulier auprès des enseignants qui se sentent "fragiles" face aux technologies. Wifi et Internet défaillants, lenteur de mise en route des machines, logiciels et applications qui fonctionnent parfois aléatoirement, matériels obsolètes ou incompatibles etc. On croit rêver d'entendre encore ce problème même à propos de TNI au calibrage fragile, aux applications complexes et qui finalement servent de simple vidéo projecteur. On a l'impression du mythe de Sisyphe, tant ces problèmes sont récurrents. Ensuite, la question de la formation des enseignants est un éternel serpent de mer. On ne sait pas par quel bout prendre le problème tant les sommes dépensées dans ce domaine donnent l'impression d'un tonneau des Danaïdes. Et pourtant les plus aguerris parviennent à surmonter ces difficultés, mais ils sont bien souvent isolés, même dans leur établissement. Enfin la question du cadre d'action et des financements : les collectivités territoriales agissent de manière très inégale sur le territoire en matière d'équipement numérique. L'Etat impose des choix pédagogiques (et parfois techniques), elles essaient de s'adapter, parfois de devancer, parfois de contourner. En tout cas, en tant que payeur, elles font des choix qui ne sont pas sans effet comme nous pouvons l'observer au quotidien dans les établissements scolaires. Et surtout les hésitations de certaines d'entre elles font qu'une remise en cause des financements du numérique éducatif tels qu'on les a connus ces dernières années est en cours.

 

Des promesses estompées

 

Il faut bien reconnaître qu'entre les passionnés férus de numériques et les autres, il y a le sentiment d'un écart important. Pourtant, et nous l'avons déjà écrit ici, la vidéoprojection plus ou moins interactive s'est généralisée, apportant des satisfactions réelles d'un support plus lisible et apportant un moyen nouveau de captation de l'attention des élèves. L'usage personnel par les enseignants en amont de leur cours (et en aval aussi) de moyens numériques, en particulier à la maison est devenu ordinaire. Et dans le même temps, les promesses des pédagogies nouvelles associées au numérique et promues dans la presse et de nombreux sites relais se sont estompées au profit d'un réalisme et d'un pragmatisme : c'est bien le choix pédagogique et didactique qui fait, ou pas, la pertinence des moyens numériques et non l'inverse ! On comprend dès lors que vue de loin, d'un bureau de ministre par exemple, on ne confond pas effet média et effet pédagogique. Pour le dire autrement un dirigeant a plus intérêt à communiquer sur des éléments hautement symboliques que sur d'obscurs objets pédagogiques si décriés par les tenants d'un retour aux vieilles méthodes (c'est quoi une vieille méthode ?). Dans le même temps les groupes de pression font leur travail comme en témoigne celui de l'industrie informatique en mal de bras qui, après avoir vu l'école 42 et sa médiatisation, se dit qu'il faut gagner le terrain dans les écoles et imposer l'enseignement de l'informatique et du code. C'est d'ailleurs une des pistes évoquées par le ministre lors de l'inauguration du "Lab Innovation" (sorte de classe immersive Educ-Nat).

 

La commission de l'assemblée nationale qui a reçu une mission autour de "école dans la société du numérique" pilotée par Bruno Studer (député LREM) poursuit depuis trois mois ses auditions (consultables en ligne). On peut penser que ce groupe de travail va rendre pendant l'été un rapport et des préconisations au ministre de l'Education après avoir auditionné autant de monde (dont le Café Pédagogique ce 14 juin). Est-ce un signe positif d'un projet en construction ? Est-ce simplement un temps d'évaluation ? Est-ce un signal de fin de partie ? La suite nous le dira. L'ensemble de ces auditions est particulièrement intéressant pour faire un état de l'art. Cependant comment obtenir des informations sans passer par les filtres habituels des personnes autorisées ? Certes la commission a visité une école et un collège, mais qu'en est-il de la grande diversité que nous observons quotidiennement dans les établissements et entre établissements. C'est probablement pourquoi la même commission engage

 

Le temps des directives

 

Au cours des quarante-cinq dernières années ce phénomène, semblable à celui des marées, est observable pour ce qui est de l'informatique, des TIC ou du numérique dans le champ de l'éducation. Entre volontarisme, attentisme, plans et stratégies, les fluctuations ont été nombreuses. Ce qui est cependant à noter c'est que pour les acteurs, les observateurs (médias ...) et même les chercheurs, les mêmes oscillations s'observent. Ce qui est inquiétant c'est que c'est surtout les soubresauts du marché et de ses promoteurs qui semble alimenter les débats et surtout les actions. L'exemple des tableaux interactifs montre qu'une vague médiatique a réussi à imposer ces produits dans de nombreuses classes et que finalement l'école s'y plie et les accepte (alors que leur utilisation se fait sur le mode d'une vidéoprojection améliorée). On se rend compte que c'est surtout la question économique qui pilote les projets : que ce soit du côté de ceux qui ont de l'argent (des contribuables en particulier), ou de ceux qui vendent ces dispositifs,  aucun ne laisse vraiment la place aux acteurs concernés. Les impératifs du retour sur investissement (le fameux ROI) dictent leur temporalité alors que l'éducation se vit dans une autre temporalité. Le temps du marché et des élections n'est pas le temps de l'apprentissage.

 

Chacun attend désormais des directives fortes, surtout en matière de finalités éducatives. Pour l'instant les priorités ne sont pas dans la place du numérique dans l'éducation, mais bien plutôt dans les réponses à fournir à ces fameux classements PISA et autres PIRLS et plus généralement à une question fondamentale posée au système éducatif français : sa formidable capacité de sélection inégalitaire peut-elle continuer à perdurer ? Avec le numérique, comme avec le livre, on connait les nouvelles inégalités d'usage qui apparaissent. Il semble, pour l'instant, qu'il n'en soit pas fait grand cas.

 

Bruno Devauchelle

 

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Par fjarraud , le vendredi 22 juin 2018.

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