Bruno Devauchelle : Manuel scolaire, quel avenir ? 

Le manuel scolaire papier est le grand gagnant de cette première année de nouveau gouvernement. Non pas pour une question de financement (le désengagement de l'état a été présenté par le ministre en novembre 2017 au Sénat). Mais plutôt pour une question de pilotage du système. A l'instar de ce qu'écrivait Condorcet, le manuel scolaire (qu'il soit celui pour l'enseignant ou celui pour l'élève) est d'abord un guide (l'ossature pour le ministre). Le ministre ajoute qu'il a "une fonction structurante" y compris envers les familles. Même s'il déclare prendre en compte le numérique ("la chair"), le ministre a bien compris que le manuel c'est le premier instrument de l'enseignement, celui qui va lui permettre de faire jouer la partition voulue pas le pouvoir politique.

 

 Au milieu du 19è siècle l'Etat a donné aux éditeurs le monopole du livre scolaire pour les élèves. Mais alors qu'en est-il du pouvoir de prescription ? Pas de souci, les éditeurs appuient et renforcent les instructions officielles. Par contre le ministère a gardé ses prérogatives en matière d'outils pour les enseignants, mais sans exclusive cependant. Les manuels scolaires des élèves et les manuels pour les enseignants sont en grande partie fournis aussi par les éditeurs. En gardant les programmes, les directives de mises en œuvre (les fameux documents d'accompagnement et désormais les documents de travail) et l'inspection des enseignants (ainsi que leur recrutement et leur formation) l'Etat tente de garder un contrôle certain. Les missions de Canopé, par ailleurs, sont bien en direction des enseignants (outils pour les enseignants) mais indirectement aussi pour les élèves. Toutefois ses missions restent mal comprises par nombre d'enseignants.  Quel que soit le partage des rôles, le pouvoir central cherche à conserver son contrôle.

 

On peut recommander la lecture du numéro de la revue Books spécial été (n°90 - 2018) "Comment réformer l'école". On peut y trouver des questionnements sur le modèle de scolarisation dans différents pays, leur volonté de contrôle et pourtant rien sur les manuels scolaires. On trouve plusieurs écrits en ligne (voir les liens en bas de cet article) qui montrent bien qu'au-delà de la question du poids des cartables, se pose celle de la conception et de la forme des manuels scolaires, et plus encore la forme imposée, implicitement, mais dans un accord tacite entre le pouvoir et les éditeurs (dont il représente près de 14% du chiffre d'affaire). Pour le dire plus simplement, le manuel scolaire est un instrument d'une étonnante stabilité dans l'histoire de l'école (depuis 200 ans) et de la forme scolaire, mais surtout un levier important pour les décideurs.

 

Reprenons ce que le ministre déclare sur les manuels scolaires le 18 novembre 2017 (Projet de loi de finances pour 2018). Il déclare après avoir expliqué la nécessaire conservation du papier face au numérique : "Mais ces manuels peuvent être plus minces, particulièrement dans le primaire, où la fonction structurante du manuel, y compris pour la communication avec les familles, doit être préservée. Or seulement 40 % des élèves ont un manuel à l'école primaire. Nous devons viser 100 %." Il y ajoute un couplet rassurant pour les éditeurs, confirmant ainsi la proximité gagnant/gagnant avec les pouvoirs publics : d'un côté le marché, de l'autre la conformité.

 

La suite du discours conforte le doute cependant, puisque faisant appel à l'intelligence artificielle (expression magique du moment) comme élément de modernité, il va en quelque sorte dans le sens inverse en émettant l'idée d'une évolution incertaine (on sait que les projets d'adaptative learning sont dans les cartons de certains éditeurs). On peut donc considérer que devant l'inéluctable avancée du numérique, les manuels sont menacés par les pratiques des enseignants qui vont chercher en ligne de plus en plus de ressources (fiches, supports, applications) mises à disposition gratuitement par les pairs. Le ministre cherche toutefois à garder la main et à rassurer les éditeurs, le primaire est plus docile (?) et les enjeux avec le "lire écrire compter" permettent ce genre de propositions qui mettent en évidence le choix d'un pilotage fort appuyé sur les manuels scolaires. D'ailleurs la publication récente d'un guide de référence va dans ce sens : il tend à imposer aux enseignants "les bonnes manières".

 

Au quotidien l'enseignant doit prendre en compte le contexte. Or un manuel scolaire ne sait pas faire ça. La tradition des spécimens fournis par les éditeurs (ça coûte un pognon dingue...) qui incitent ensuite les enseignants à faire acheter ces manuels par les collectivités ou les familles (ça coute aussi un pognon de dingue...) a la vie dure. Et pourtant les manuels scolaires ne sont pas aussi efficaces qu'on le pense. Le plus vendu d'entre eux, "le tour de France par deux enfants", n'a pas empêché deux guerres mondiales à la France au XXè siècle, même s'il a servi de base à nombre d'enseignants pour form(at)er les esprits. La valeur symbolique de ces supports n'a pas échappé au ministre et à son entourage, c'est pour cela qu'il l'encourage contre les supports numériques dont la fiabilité est questionnée par la hiérarchie (au prix parfois de controverses avec des scientifiques)

 

L'expérience en cours dans l'est de la France (lycée 4.0) ne rassure absolument pas les acteurs de terrains à propos des manuels : retards dans les disponibilités, inadaptation des niveaux et des manuels, choix limités.... sont quelques-unes des remarques notées lors de rencontres avec des enseignants de la région. On sent bien que depuis de nombreuses années (rappelons-nous KNE, CNS etc.…) les problèmes sont nombreux et le ressenti en termes d'obstacles amène même des enseignants à scanner eux-mêmes des pages d'ouvrages pour les utiliser en classe. Ajoutons à ce tableau, bien sombre, les problèmes de connectivité et de débit, et on comprendra les déceptions. Depuis près de vingt ans on promet l'allègement des cartables, la disponibilité de nouveaux manuels en ligne et pourtant les achats de manuels scolaires se multiplient. Même le nouveau venu "lelivrescolaire.fr" a été contraint de se mettre au papier, tout comme les associations d'enseignants qui produisent elles aussi des manuels papier.

 

On assiste donc à une conjonction de phénomènes qui inquiètent les éditeurs : développement massif des usages personnels du numérique par les enseignants, multiplication des ressources en ligne, demande pressante des familles face à ces cartables trop lourds, questionnement des collectivités (et de l'état) face à ces dépenses importantes, questionnement des familles face aux coûts (certes atténués par les collectivités dans de nombreux cas). Comment sortir de là. Les travaux d'Alain Choppin (chercheur sur l'histoire du manuel scolaire) montrent la spécificité française en la matière. Une recherche sur Internet montre que le manuel scolaire est bien un instrument de normalisation de l'enseignement et qu'au-delà de la France, d'autres pays (la Roumanie par exemple) ont reproduit le modèle.

 

Au-delà du manuel scolaire, c'est la symbolique du livre "papier" qui est aussi en jeu. La critique des écrans, fort en vogue en ce moment, vient attiser l'engouement pour ces supports traditionnels. Mais le symbole ne suffit pas. La photocopieuse, toujours aussi prisée par les enseignants malgré les ouvrages papiers et numériques, le vidéoprojecteur (avec parfois le visualiseur) sont des auxiliaires précieux du livre et de son marché. Et pourtant un certain nombre d'enseignants se passent de manuels scolaires, en particulier dans certaines disciplines. Les mauvaises langues dénoncent parfois la "commodité" qu'il y a à utiliser un manuel qui finalement peut remplacer le travail de préparation : "prenez votre manuel page 132, lisez la page et faites les exercices". Certains vont même jusqu'à faire cela en invoquant la "classe inversée".

 

La force du manuel scolaire dépasse sa pertinence et son efficacité pédagogique. Ce support appartient à l'inconscient collectif construit sur les souvenirs d'enfance sur les bancs de l'école. Il fait partie de la "culture d'élève". De la rentrée lors de laquelle on ouvre, pour la première fois le fameux livre, jusqu'au jour de la sortie où l'on s'empresse de jeter (rendre, revendre) ce document jaunit et parfois honni, le manuel scolaire fait partie de la vie de chacun de nous. Les vacances scolaires qui se profilent sont l'occasion de les remiser au fond d'un placard ou tout simplement de les évacuer, un peu comme les apprentissages de l'année passée... L'arrivée du numérique perturbe bien sûr l'approche du questionnement, mais la force des éditeurs et de l'Etat, c'est de maintenir la forme du manuel dans sa permanence historique pour des raisons différentes mais qui finalement arrangent tout le monde. C'est bien du "gagnant/gagnant" !!! pour ces deux-là. Quant aux élèves, ils n'ont qu'à "faire avec".

 

Bruno Devauchelle

 

Toutes les chroniques de Bruno Devauchelle

 

Dossier du ministère de l'éducation sur les manuels (non mis à jour depuis 2014 !!!) :

La page des documents du ministère sur la lecture écriture

On aussi lire ces quelques textes en ligne qui questionnent ce fameux manuel scolaire : cette tribune, publiée en 2015 :  autour de l'édietur nouvellement venu "lelivrescolaire.fr"

ou encore ce compte rendu du débat tenu à éducatice en 2013

ou plus ancien encore cet article de 2012

Le tour de France par deux enfants de G. Bruno

Pour une comparaison internationale sur les manuels scolaires

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 29 juin 2018.

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