Bruno Devauchelle : En classe, Les temps du numérique 

L'une des attitudes les plus courantes que nous ayons observée dans l'utilisation des ordinateurs en classe est celle qui consiste à les utiliser en continue pendant une séance. Cette manière de faire est en générale liée à l'histoire même de l'implantation des ordinateurs dans l'établissement scolaire. La salle informatique, du nanoréseau à la salle bureautique, est une salle dédiée qu'il faut réserver pour pouvoir l'utiliser avec les élèves. Il en est désormais de même quand on a une classe mobile ou une valise de portables ou de tablettes partagées. La réservation d'un équipement impose des contraintes qui induisent des comportements. Il faut d'abord anticiper ce besoin dans une progression pédagogique. Cela suppose que plusieurs jours, semaines voire mois, à l'avance, je sache que j'aurai besoin d'utiliser la salle. Cela donc impose à l'enseignant un mode de progression dans son enseignement qui est davantage guidé par les équipements que par les besoins et la progression des apprentissages des élèves. Or si nombre d'enseignants l'ont accepté, du fait même des installations, cela les a amenés à faire de l'informatique un objet à part le plus souvent.

 

Lorsque l'on équipe un établissement, celui qui permet à des élèves d'avoir ce matériel (le financeur en général) aime bien que ce matériel serve à quelque chose. Malheureusement dans certains cas, celui qui a engagé les dépenses pour ces équipements désespère lorsqu'il lit les statistiques d'utilisation. On se rappelle du plan informatique pour tous de 1985 dont il était courant de dire que les ordinateurs étaient dans des placards. Les plans qui ont suivi n'ont pas échappé à des critiques du même genre. C'est probablement ce qui explique désormais la frilosité de nombre d'élus à poursuivre ces plans massifs sans avoir le "retour sur investissement" imaginé. On mesure aisément la tension qu'il peut y avoir entre des décideurs qui équipent selon des principes et des enseignants qui sont appelés à utiliser ces équipements selon d'autres principes. Pour le dire autrement la perception d'un décideur n'est pas toujours celle de l'acteur du quotidien, les terrains sont différents.

 

Le monde scolaire est, à ce sujet comme pour d'autres, assez difficile à comprendre pour quelqu'un d'extérieur, fut-il élu démocratiquement. Il ne suffit pas d'avoir des enfants et des petits enfants pour expliquer la réalité des usages à une échelle nationale. Malheureusement ce type d'analyse tient lieu souvent d'étude statistique ou d'enquêtes approfondies. Si de plus les convictions personnelles du décideur l'amènent à avoir un filtre de lecture orienté dans telle ou telle direction, il y a beaucoup de chances pour que le résultat des analyses soit conforme à ses convictions, ses croyances, ses représentations. Or il est une des représentations qui concerne la quantité d'utilisations des moyens numériques dans les classes. Plus elle est élevée (statistiquement) mieux ce serait ! Mais la quantité n'est pas la qualité. Un exemple simple peut l'illustrer : le vidéoprojecteur ou le tableau blanc interactif peuvent très bien être allumés tout le temps et ne jamais être utilisés autrement que comme un tableau traditionnel, enrichi de quelques possibilités. Car l'erreur est souvent de confondre le quantitatif et le qualitatif. Or le qualitatif ce n'est pas d'abord le résultat scolaire, mais la pertinence d'usage au sein du dispositif d'enseignement. C'est de cette pertinence que viendra alors le résultat scolaire.

 

L'enseignant est le concepteur d'un dispositif dans un univers contraint. Il va donc concevoir son enseignement en recherchant la pertinence maximum compte tenu du cadre dans lequel il peut exercer son dispositif. La réservation longtemps à l'avance d'un matériel, d'une salle, sans compter les aléas de dernière minutes (matériel en partie opérationnel, accès internet défaillant etc..) ne favorisent pas la pertinence, hormis dans quelques cas très précis (enseignement de la bureautique dans l'enseignement tertiaire par exemple). Rechercher la pertinence c'est aussi essayer d'amener les élèves à mettre à profit ce dispositif pour s'engager davantage dans l'apprentissage. En didactique comme en pédagogie, l'enseignant est amené à rechercher les modalités de mise en œuvre qui vont le moins détourner les élèves de l'objectif prévu. C'est pourquoi les "accessoires" que l'on introduit dans la salle de classe doivent être le plus accessibles possibles sans s'imposer comme contrainte.

 

Utiliser quand j'en ai besoin au moment où j'en ai besoin est un cadre de base. Si l'on accepte cela alors les logiques d'équipement matériel et logiciel ainsi que la gestion des infrastructures vont être facilitées. Il est temps de stopper toutes les initiatives technocentrées : on a du matériel, réfléchissons à ce que l'on va en faire (côté enseignant) ; on va les équiper comme ça ils les utiliseront (côté décideur). Les moyens numériques sont devenus pour la plupart des jeunes et des adultes des objets quotidiens de proximité. Si dans le contexte scolaire, ce sont des objets exceptionnels et occasionnels on mesure immédiatement l'écart et les conséquences de cet écart. L'équipement "à portée de la main" c'est libérer le concepteur du dispositif d'une partie de contraintes liées à ces équipements. La tendance BYOD tend à aller dans cette direction, mais les conséquences en termes de suivi et d'infrastructures sont souvent minorés voire ignorés.

 

Dans une journée de classe, dans une heure de cours, dans une séquence d'apprentissage, ce qui doit commander c'est la pertinence des moyens au service de l'objectif. Nous sortons de plus de 150 années de domination de la craie et du tableau, auquel s'ajoute le manuel papier. Ceux-là sont disponibles sur place et quand on en a besoin. On ne les utilise pas tout le temps, mais quand ils sont utiles pour l'apprentissage. Il faut penser l'introduction des moyens numériques dans la classe avec ce cadre. Bien sûr il faut ajouter à cela le sens de l'action. Comme nous l'avons signalé précédemment, l'usage personnel quotidien hors la classe est un fait, incontestable. En classe, il ne s'agit pas de l'imposer tout le temps, mais de permettre le même "confort d'usage". C'est pour l'instant ce qui freine nombre d'usages et d'usagers. A cela s'ajoutent les contraintes liées aux contenus d'enseignement qui ne sont pas suffisamment explicites et documentés dans les préconisations d'utilisation des moyens numériques.

 

Enfin il faut prendre en compte la capacité de l'enseignant à exercer sa liberté pédagogique. Cette liberté pédagogique n'est ni le droit de faire ce que je veux dans ma classe, ni l'obéissance stricte aux instructions (dans la limite de leurs opérationnalités). Elle est surtout la compétence d'ingénierie, qui consiste à articuler l'ensemble des éléments qui constituent le contexte de travail, élèves, matériel, organisation etc.… ainsi que sa propre perception de ce contexte. Dans ce cadre l'utilisation des moyens numérique est à comprendre non pas comme du "tout numérique, tout le temps", mais bien comme l'utilisation réfléchie de ces moyens au service des apprentissages. C'est cette compétence de contextualisation qui devrait être travaillée en formation, initiale en particulier. Encore faut-il que la fameuse "contrainte des programmes et des directives officielles" ne soit pas ni trop lourde, ni prise comme prétexte pour ne rien faire de différent. Il y va de la possibilité de permettre aux élèves de mener les apprentissages et leur développement à l'école, par l'école et au-delà de l'école.

 

Bruno Devauchelle

 

Toutes les chroniques de B Devauchelle

 

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 05 octobre 2018.

Commentaires

Vous devez être authentifié pour publier un commentaire.

Partenaires

Nos annonces