Bruno Devauchelle : Le numérique pour "guider" l'intention d'apprendre ? 

Chaque enfant, chaque jeune est baigné dès son plus jeune âge dans un environnement complexe. Des études controversées tendent à mettre à jour des lignes de causalité entre ces environnements et la trajectoire personnelle, professionnelle et sociale en s'appuyant sur les parcours scolaires de ces élèves. Ainsi le nombre de mots entendus, la variété de vocabulaire utilisé, le recours à des écrans, etc.… sont souvent évoqués comme étant à la source de disparités dans la trajectoire, scolaire, en particulier. Si la culture individuelle est ce que chacun construit en soi à partir de son environnement, on peut évoquer les travaux de Pierre Bourdieu qui tend à montrer une société qui enferme les individus dans une sorte de déterminisme, essentiellement social mais aussi culturel. L'idée d'un déterminisme social est beaucoup plus présente dans nos esprits qu'on ne le pense et dans des périodes de repli identitaire elle se renforce. La diffusion massive du numérique tend à modifier le cadre : au vu des taux d'équipements d'une part, et de la richesse et de la variété des moyens mis à disposition gratuitement de chacun d'autre part, on peut imaginer, à l'instar de ceux qui ont inventé Internet, que les choses vont changer et que le fameux capital culturel pourrait être bien davantage partagé, mettant à mal les déterminismes initiaux. Le problème est que les études (CNESCO, OCDE-PISA) tendent à montrer que peu de choses changent en France.

 

La "richesse culturelle" de l'environnement du quotidien (familial, social, professionnel) semble être un des éléments importants de la qualité de vie en particulier pour ce qui est d'apprendre, se développer, s'insérer dans la société. Mais ce que nous nommons "richesse culturelle" est en réalité une norme implicite portée par les systèmes éducatifs et plus globalement par l'image de la normalité dans la société. Pour le dire autrement nous sociétés occidentales, définissons une norme sociale d'intégration à laquelle chacun devrait se conformer. Cette norme est mise en œuvre, en particulier, au travers des systèmes scolaires et universitaires qui, dans leur fonctionnement le plus intime, organisent la place de chacun de nous par rapport à cette norme. Quand nombre d'enquêtes ne cessent de rappeler cela, les politiques essaient de trouver des réponses ; la plus récente étant la scolarisation obligatoire à partir de 3 ans par exemple. Mais bien d'autres dispositifs peuvent en témoigner et la manière dont le pouvoir s'est positionné depuis près de quarante sur la place de l'informatique et du numérique en est une belle illustration. En privilégiant l'EMI et l'enseignement de l'informatique, comme le préconise le rapport Studer remis le 10 octobre dernier, et en abandonnant pour une grande part le grand plan numérique impulsé par le précédent président de la république, on peut y lire cette volonté de faire face à ces "clivages culturels numériques", mais aussi, "en même temps", à redéfinir, préciser, étendre les normes en place.

 

Ce qui fâche beaucoup les enseignants, c'est leur impression (et ce n'est pas toujours qu'une impression) du peu d'envie d'apprendre (à l'école) de nombreux élèves. Parmi les causes évoquées, les écrans et le numérique sont considérés comme étant des facteurs assez déterminants. Face à cela, l'organisation et l'institution scolaire limitent largement la force de cette désaffection car elle impose par la loi les apprentissages scolaires (régis par des programmes décidés nationalement) et leurs effets (obtention de diplômes facilitant l'insertion sociale). Du coup les enseignants ressentent moins cette faiblesse de motivation, car l'obligation scolaire est très largement intégrée dans la population au moins pour ce qui concerne l'école primaire. Toutefois les usages quotidiens et personnels des moyens numériques ont ouvert une brèche dans le rapport au savoir. Tant que l'institution permet de penser qu'une simple accumulation et restitution d'informations (renommées pour lors connaissances) suffit, alors la concurrence sera de plus en plus vive. Dès lors qu'elle amènera l'apprendre dans d'autres dimensions, construire, comprendre, partager, présenter etc., alors les moyens techniques seront perçus comme des alliés ou des obstacles mais plus des concurrents. C'est ainsi que lorsque l'on repère un jeune qui met à profit, de manière personnelle, ces moyens techniques pour enrichir ses connaissances, répondre à sa curiosité, améliorer sa compréhension du monde et par là sa participation, il est particulièrement intéressant de l'encourager. Et ce n'est pas toujours dans le travail scolaire que l'on peut détecter ces capacités, mais le plus souvent dans des activités de découverte, des activités éducatives, en bordure ou en dehors du contexte de la classe, comme lors de sorties ou voyages scolaires.

 

La grande utopie des fondateurs d'Internet rejoint celle de Babel, en suggérant une "société de l'apprendre" qui dépasserait jusqu'aux clivages linguistiques voir culturels. Le fameux "numérique" permettrait d'envisager d'autre formes d'apprendre. Or nombre d'entre nous jeunes et adultes l'avons bien compris et savons ou essayons de le mettre à profit. Si le livre, la lecture et l'écriture sont un moyen de "distinction" et de réussite scolaire actuellement, il est probable que dans les toutes prochaines années le même phénomène se produise avec Internet, le numérique et l'ensemble de ces moyens nouveaux d'information communication.

 

D'où vient alors cette capacité à utiliser ces sources d'informations pour en faire des connaissances : de l'intention d'apprendre. Cette intention d'apprendre qui est plus souvent implicite qu'explicite est pourtant une force, une dynamique interne que nous partageons tous. Toutefois cette dynamique est souvent contrariée dès lors que l'environnement impose ses priorités. Et dans cet environnement ce contexte, la priorité à court terme n'est pas forcément orientée vers des connaissances "rentabilisables", mais plutôt vers des connaissances de survie ou d'adaptation au court terme. Car apprendre s'inscrit dans un temps long. C'est ce qui fait la différence entre les supports numériques et les supports papiers. Ces derniers ont une permanence que n'ont pas les informations que l'on perçoit au travers des supports numériques. De plus ces derniers sont multimodaux et ont une vitesse de renouvellement potentiellement rapides : non seulement le temps de consultation se raccourcit, mais la complexité des messages augmente, et l'intention d'apprendre est mise à mal.

 

Ce qui différencie rapidement les enfants c'est cette capacité à choisir de prendre le temps de l'intention d'apprendre. Or l'école a été aussi fondée sur cette temporalité et c'est pourquoi elle disqualifie nombre d'enfants et de jeunes. L'informel du numérique suppose une encore plus grande capacité à mobiliser cette intention comme le montrent les abandons multiples dans les Moocs. C'est pour cela que les éducateurs doivent développer des compétences à "guider" l'intention d'apprendre, c'est à dire à la rendre mobilisable de manière durable pour chaque enfant. L'école avec ses rythmes souvent surchargés devrait réfléchir à ce temps de l'apprendre et à l'environnement qui le permet. Dans le contexte numérique, son rôle est encore plus important sauf à renoncer à faire "grandir" les enfants. Ou alors il faut inventer d'autres formes d'apprendre dans des contextes différents de cette institution sacrée qu'est devenue l'école.

 

Bruno Devauchelle

 

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Par fjarraud , le samedi 27 octobre 2018.

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