Bruno Devauchelle : De quoi les évolutions des technologies numériques sont-elles le signe ? 

Quel est l'avenir de l'école dans un monde numérique ? Quelle serait la place du livre, de l'écrit ? Comment seront conçus les espaces pour apprendre ? Nombre de questions qui traversent les débats de manière parfois souterraine, mais aussi parfois de manière vive, tant, sur ces sujets et d'autres connexes, autour de ce qu'est l'école et son avenir. Le déploiement de l'informatique et des moyens numériques est tel qu'il est impensable que les choses restent en l'état. Entre utopie et réalité, il faut essayer de combiner. D'une part des pistes sont à explorer, d'autre part quarante années d'introduction de l'informatique dans le monde scolaire et soixante années dans la société, montrent qu'il faut aussi savoir garder raison et donner du temps au temps selon l'expression consacrée, la prédiction des changements à venir est un exercice très incertain....

 

Lors du Campus e-éducation de l'Université de Poitiers, organisé par le laboratoire Techne en octobre dernier, le professeur Fernando Gamboa Rodriguez, (laboratoire Espace et système interactifs pour l'éducation - CCADET - UNAM - Mexique) a présenté les conséquences du numérique sur l'espace éducatif. Travaillant sur l'école du futur (Aula del futuro) depuis plusieurs années, ce chercheur a tenté de montrer dans son exposé les principaux changements en cours.  A la suite de cette conférence, nous allons essayer de revenir sur les points essentiels qui questionnent les systèmes éducatifs et les sociétés du monde entier. Le premier constat que l'on peut faire c'est que toutes ces évolutions se situent entre progrès, changement, invention et disparition, transformation, déperdition. Pour le dire autrement faut-il y voir un avenir radieux ou l'annonce de modifications significatives, voire désagréables pour nos sociétés et nos vies ? Fernando Gamboa Rodriguez, chercheur dans le domaine de l'informatique appliquée à l'éducation, a su réveiller en nous les interrogations qui doivent aider à guider les choix pour l'avenir. Cinq thématiques ont donc émergé de son exposé et seront présentées ici. Le parti pris provocateur est de faire l'hypothèse de la "fin". Assistera-t-on à une disparition, substitution, transformation ? En tout cas même si nous serions tentés de balayer l'idée de la fin a priori, il est toujours intéressant de l'examiner.

 

Est-ce la fin de l'écrit et du livre ?

 

La récente étude de Pearson sur l'utilisation des médias en Amérique du nord a mis en évidence la place prise par Youtube et les vidéos comme vecteur de transformation de l'accès aux savoir chez les jeunes américains. Des échanges avec des jeunes de différents pays montrent que désormais les objets numériques ont pris une place importante dans l'activité quotidienne. Pour le dire autrement, la fin du livre et de l'écrit papier ne serait pas forcément due à une transformation en numérique du support, mais plutôt à l'attirance du multimédia et en particulier de la vidéo. Jadis la télévision avait suscité des interrogations similaires qui ont été balayées par la réalité des pratiques. Mais la différence entre la télévision et les nouveaux supports numériques est importante. De plus les conditions d'insertion sociale sont de plus en plus liées à la maîtrise de ces outils numériques. Alors que la télévision se cantonnait au seul loisir, le smartphone, par exemple, et plus largement les EIM embarquent de nouveaux possibles. Les menaces sur les livres et plus généralement sur les supports papiers de l'écrit sont réelles, mais pas totales. On s'aperçoit qu'un lecteur est d'abord un utilisateur multimodal et qu'il intègre le support papier dans son arsenal de moyens de développement personnel culturel et professionnel, cela est particulièrement vrai pour ce qu'on appelle les "grands lecteurs". L'observatoire des inégalités met en évidence les différences de comportements culturels selon les classes sociales. Il montre ainsi que le choix des supports est aussi lié aux conditions de vie, au statut social et aussi à l'histoire sociale de chacun de nous.

 

L'écrit sur support numérique a gagné du terrain, mais le livre sur support numérique ne parvient pas à atteindre un niveau significatif d'usage, pour l'instant. On ne peut pas parler de la fin mais bien d'une mutation qu'il faut analyser de manière plus globale, en incluant les dimensions sociales, culturelles et bien sûr économique (combien coûte l'achat d'un livre). En outre la forme du livre reste un élément essentiel de son utilisation : sa souplesse, sa disponibilité et sa complétude (on perçoit physiquement la totalité de la pensée de l'auteur incarnée par cet objet, contrairement à la liseuse). Pour ce qui est de l'écrit papier, les choses sont différentes. La multiplication des écrits sur écran, désormais plus souples, plus lisibles et pouvant aussi embarquer plusieurs modalités (son, vidéo), mais aussi la possibilité démultipliée d'écrire en tout lieu et en tout temps, ainsi que de le transmettre, fait que l'écrit papier subit une bien plus grande mutation. Même si dans le contexte scolaire l'emploi des photocopies reste très important, il est probable qu'avec la multiplication des Equipements Individuels Mobiles (EIM) il en soit différemment d'ici quelques années.

 

Est-ce la fin des certifications institutionnelles ?

 

En France, l'état tente de conserver le monopole des diplômes et des certifications professionnelles. Dans le monde entier les situations sont très diverses et les états ne régulent pas forcément autant. C'est alors que l'on s'interroge sur l'effet des pratiques du numérique sur ces certifications. D'une part on observe une internationalisation de l'offre d'apprentissage du fait du numérique, de plus on constate que ce nouvel environnement impose de nouvelles compétences, d'autre part la valorisation des apprentissages individuels est de plus en plus demandée que ce soit au travers des portfolio de compétences ou des badges de certification. Enfin dans l'espace professionnel, on s'interroge (parfois de manière critiquable comme dans le cas de l'école 42) sur la valeur des certifications institutionnelles. La place des certifications traditionnelles est effectivement mise en question au profit de nouvelles formes de reconnaissance des apprentissages et des compétences. Les mondes professionnels ne s'y trompent pas, même si le diplôme traditionnel reste le point d'entrée premier pour la vie professionnelle. La figure de l'autodidacte reste mythique, mais les pratiques ponctuelles de l'autodidaxie sont susceptibles de se multiplier. L'exemple du récent document du ministère de la culture : "Youtube à l'école" confirme le potentiel en particulier des vidéos comme source pour celui qui veut apprendre. Même si cet usage de plus en plus développé ne débouche pas sur une certification "officielle", il risque d'être nécessaire que les pouvoirs réfléchissent à de nouvelles formes de valorisation de qui est appris en dehors de ses "officines attestées".

 

Est-ce la fin de la liberté ?

 

Au vu de la récente RGPD et de sa traduction dans le droit français, on peut tirer deux conséquences : d'une part le citoyen se sent reconnu et protégé du fait de cette loi ; d'autre part on découvre avec effarement parfois, l'ampleur du problème de la captation d'informations sur chacun de nous. Serons-nous encore libres dans les années à venir, sachant que même si une loi nous protège, d'autres lois permettent aussi actuellement et peut-être dans le futur de surveiller davantage nos faits et gestes. Le fichage n'est pas nouveau, ce sont les moyens de celui-ci ainsi que le traitement de ces données qui est amplifié par les moyens numériques.

Un autre élément de cette liberté est ce que l'on peut nommer la "tyrannie de la popularité". Le fait que ce qui est considéré comme important est ce qui est le plus vu est en train d'installer dans le paysage culturel et médiatique un système qui sélectionne l'information. Il est de plus en plus difficile d'accéder à certains contenus du fait de leur enfouissement sous certains qui sont les plus consulté. L'idée du top 50 dans la chanson a amené à une concentration sur certains contenus (ici des chansons) mais en a surtout effacé bien d'autres qui n'arrivent plus à trouver de public. Ce qui est vrai pour la chanson l'est aussi pour les savoirs scientifiques et plus généralement pour les informations générales. Là encore on peut s'interroger sur l'avenir de la pensée si seules certains contenus sont accessibles et si la contestation systématique (théorie du complot, fausses nouvelles) des faits devient une norme sociale. Le monde scolaire est confronté directement à cela qui incite à penser l'EMI comme un objet de travail transversal à tous les enseignements.

 

Est-ce la fin du travail ?

 

L'automatisation des taches mécaniques si bien mise en image par Charlie Chaplin dans le film "les temps modernes" va-t-elle se poursuivre dans l'automatisation des tâches intellectuelles ? Si les actes répétitifs se prêtent facilement à l'automatisation, on peut envisager rapidement de nouvelles transformations du travail. Si les promesses de certains dans le domaine de l'intelligence artificielle se traduisent en réalités, ce sont d'autres domaines d'activités qui risquent de voir les métiers se transformer. Prenons l'hypothèse du diagnostic médical automatisé, ou encore celui de l'évaluation des apprentissages assisté par des algorithmes de correction aussi performants que ce que font les enseignants, nous risquons d'assister à une nouvelle "révolution industrielle" qui s'appellerait alors "révolution intellectuelle" ou cognitive. Ces évolutions techniques et scientifiques pourraient remettre en question nombre d'activités professionnelles en déplaçant le "jeu de compétence" indispensable pour participer à la société. Posons-nous, par exemple, la question de l'effet de l'impression 3D sur la mécanique et ses machines à commandes numériques. La transformation de nombreuses tâches quotidiennes par l'effet des moyens numériques est en cours. Le développement continu de l'informatique administrative et commerciale entraînant les usagers dans la nécessité de savoir utiliser un ordinateur et surtout les logiciels qui nous sont imposés transforme progressivement les manières de vivre en société. Si la productivité augmente par les moyens numériques, ne faudra-t-il pas repenser la répartition du travail entre les humains. Pour l'instant nous avons trouvé des bras esclaves à l'autre bout du monde, avec la robotisation, les esclaves vont être remplacés par des machines... Il faudra alors repenser la répartition des moyens financiers dans la société.

 

Est-ce la fin de la salle de classe ?

 

De toutes ces évolutions découlent un questionnement : la salle de classe symbole efficace d'une société du 19è siècle et du 20è siècle existera-t-elle encore sous sa forme actuelle. Les nombreuses initiatives de transformation des locaux restent encore actuellement un effet de mode. En effet une salle transformée dans un établissement n'est rien en regard du reste des salles. C'est probablement le nomadisme dans l'apprentissage qui risque de provoquer une sérieuse remise en cause : chacun disposant d'un EIM, faut-il encore des salles de classe, des amphithéâtres et autres salles traditionnelles. Regarder des étudiants apprendre "un peu partout" dans les locaux d'une école ou d'une université révèle le besoin individuel et collectif de lieux adaptés aux activités pour apprendre. Les temps de regroupement humain sont indispensables pour apprendre, mais doivent-ils prendre la forme imposée du cours magistral (un enseignant devant des rangées d'élèves assis silencieux derrière leur table) ? La flexibilité permise par les moyens numériques connectés impose de réfléchir, au-delà de la seule architecture, à de nouvelles façons, manières de "faire école". Les chantres de la tradition nous parlent souvent de la fin de la transmission. Ils réduisent en réalité la transmission des savoirs et connaissance à la transmission de l'information (modèle de Shannon). Or ce qui se produit actuellement c'est justement une remise en question de ce modèle basé sur la disponibilité des sources et donc sur de nouvelles manières d'y accéder et de les travailler. Certains modèles de classe inversée (pas le canonique vidéo/exercice) montrent la voie vers des transformations qui affecteront la salle de classe. De nouveaux moyens numériques dans la salle de classe viendront y participer, comme le montrent les travaux du laboratoire de Fernando Gamboa Rodriguez.

 

En synthèse de cette réflexion, il semble que nous entrions dans une période de "déscolarisation l'institution scolaire". Autrement dit, petit à petit les transformations (et non pas les fins) de nombreux éléments de notre société incitent à rechercher les modèles de transmission qui sont adaptés à ce contexte. Après avoir porté l'idée de "déscolariser la société" comme le suggérait Yvan Illitch, l'avènement d'une société de connaissance semble potentiellement arriver. Viendrait alors la déscolarisation de l'école et des institutions de transmission. Cette utopie pourrait devenir un chemin à engager pour penser l'apprendre dans un monde transformé par le numérique.

 

Bruno Devauchelle

 

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Par fjarraud , le vendredi 23 novembre 2018.

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