Bruno Devauchelle : Protéger, limiter, contrôler 

L'un des principaux soucis de l'enseignant est celui de "tenir sa classe", "faire face" aux situations parfois difficiles dans la relation aux élèves. Le développement des moyens numériques dans les classes enrichit la variété des possibilités de troubles au quotidien. Il suffit de regarder une classe et les comportements des élèves, avec ou sans informatique, pour comprendre combien l'équilibre est fragile. C'est pourquoi nombre d'enseignants souhaitent que les déploiements du numérique soit effectués en prenant en compte cette crainte et que les solutions techniques apportent une réponse, au moins partielle en permettant de sécuriser, de contrôler de filtrer les utilisations des élèves. Outre les offres techniques, il y a la question des ambitions et des choix éducatifs que l'on peut faire individuellement ou collectivement dans un établissement. Nous allons voir dans la suite de cet écrit que plusieurs situations observées répondent à des contraintes, des choix dont les fondements méritent discussion.

 

Essayons de lister les interrogations qui sont exprimées.

- En premier lieu, à l'école primaire, quel degré de liberté peut-on laisser aux élèves vis à vis des technologies numériques ? Si d'aucuns incitent à l'interdiction des écrans à l'école, arguant, outre leurs dangers pour la santé, qu'ils sont déjà très largement utilisés à la maison, d'autres prônent un usage contrôlé et mesuré. Certains aussi invitent à ce que l'éducation au numérique à l'école soit faite très tôt pour tenter d'avoir un effet sur les pratiques familiales, donner le bon exemple peut-être, mais surtout inciter à la "mesure" dans les usages quotidiens. Quant à l'accès à Internet, au web, il est souvent souhaité qu'il soit encadré, certains allant jusqu'à demander un cadrage très fort, avec des filtres, et parfois même un non accès en direct (ce qui est assez courant).

 

- Au collège, la confrontation des élèves avec les technologies entre dans les salles de classe. Désormais une grande partie des élèves dispose d'un téléphone portable ou d'un smartphone. Toutefois les interdictions sont nombreuses et tentent de limiter les dérives. Dans le même temps les équipements informatiques se sont développés et les recommandations à leurs usages en classe multipliés, quoique de manière inégalée. Aussi, compte tenu de leur âge et de leurs manières d'être, dans beaucoup d'établissement le contrôle systématique a été instauré. De l'interdiction des objets mobiles personnels à la mise en place de configurations informatiques interdisant tout écart de l'usager par logiciel d'administration à distance, on rencontre de nombreuses situations de ce type dont certaines ajoutent la fonctionnalité pour l'enseignant lui-même de prise de contrôle à distance de la machine élève et la surveillance de l'écran depuis le poste maître. Ainsi peut-on se sentir certain d'éviter tout dérapage.

 

- Au lycée, les choses se compliquent car l'âge des élèves et leurs habiletés dans l'utilisation des appareils numériques rendent plus difficile le contrôle et la surveillance. C'est dans le lycée que l'on rencontre les attitudes d'enseignants les plus diverses : de l'interdiction totale à l'usage quotidien des équipements individuels mobiles (EIM) à l'autorisation large, jusque dans la classe. Pour un établissement, il est donc difficile de mettre en place des outils de contrôle (hormis ceux prévus par la loi et/ou le règlement intérieur) au quotidien. Certes des filtrages spécifiques peuvent être mis en place, mais on rencontre plus rarement des outils enfermant totalement les usages.

 

La liste des exemples pourrait s'allonger tant les situations sont variées et les solutions diverses. Du pilotage complet des machines par l'administrateur réseau à la liberté totale d'utilisation, il y a quelques questionnements complémentaires qui méritent aussi d'être approfondis :

1 - Les utilisations école-maison doivent-elles être opérées sur les mêmes appareils numériques, faut-il avoir un seul équipement qui accompagne l'élève ?

2 - Les logiciels de pilotage de flotte (MDM/MAM etc.…) doivent-ils permettre un contrôle total des utilisations ?

3 - Les environnement pédagogiques contraints (type tablettes Sqool/Unowhy ou autres Insight) sont-ils pertinents dans la classe ?

4 - Faut-il installer des mouchards intelligents (système de traçage des activités avec analyseur statistique) sur les machines des élèves ?

 

Au cours des dernières années les équipements sont devenus mobiles. De plus les familles et les élèves sont de plus en plus souvent équipés. Dans le système scolaire (école collège lycée) contrairement à l'université, il est rare que l'élève puisse amener son ordinateur portable personnel. Toutefois l'équipement personnel massif en smartphone dès la classe de 6è est en train de changer le contexte. L'appel à projet BYOD, bien que difficilement compréhensible (la complexité du cahier des charges semble importante), est un signe d'un début de prise en compte du phénomène. Il vient d'être inséré dans la "page unique" en date d'aout 2018, du site du ministère. Pour le dire autrement la question de l'évolution des moyens numériques et leur utilisation en classe et en dehors suppose donc des échanges et des débats dans les établissements scolaires.

 

Nous avons pu voir des enseignants changer d'opinion sur les contrôles ou sur les liens école/domicile au fur et à mesure de leurs usages en classe. On peut faire l'hypothèse que la mise en place de pratiques régulières du numérique en classe amène les enseignants, désormais plus à l'aise, à assouplir leurs positions sur les contrôles et autres contraintes. Il est vrai que les craintes qui s'expriment en amont de tout changement méritent d'être entendues. Ainsi, à propos du cahier de texte numérique, dans les premiers temps on a pu entendre de nombreuses craintes s'exprimer. La généralisation aujourd'hui actée a montré que les craintes étaient largement surestimées. Cela d'autant plus que malgré un taux de consultation élevé des familles (source enquête Evaluent) le cahier de texte numérique n'a pas renforcé l'intrusion de celles-ci dans le travail quotidien des enseignants. Hormis quelques cas isolés (souvent les mêmes qu'auparavant), la plupart du temps, les parents utilisent cet outil davantage pour "surveiller" leurs enfants que pour contester les enseignants.

 

Pour ce qui concerne l'établissement dans sa globalité, on peut penser qu'un travail collectif peut et doit être mené au sein de chaque établissement. En effet il est nécessaire de développer une stratégie commune qui s'appuie sur des choix éducatifs et pédagogiques. Mais un obstacle se dresse dans chaque établissement : qu'en est-il des moyens mis à disposition par les collectivités et les académies ? En effet si l'établissement peut souhaiter avoir "la main" sur ses usages, des décisions techniques prises dans les collectivités ou dans les académies peuvent imposer plus ou moins de contraintes. Dans certains cas, l'établissement et les enseignants sont obligés de se plier aux choix effectués indépendamment de leur projet. Filtrage des accès web, contrôle des modes d'utilisation, marges de liberté dans la gestion des équipements et de leurs configurations logicielle, nombreuses sont les contraintes qui ne permettront pas à une équipe pédagogique de faire ses propres choix éducatifs.

 

Car le problème est aussi là : qui décide quoi ?  Le ministre et sa loi (loi sur les équipements individuels mobiles de 2018) ? La collectivité avec ses équipements, ses ENT et des gestions de parc informatique (matériel, logiciel, configurations) ? L'académie et ses logiciels de contrôle et autres services en ligne ? Les fournisseurs de matériel avec leurs solutions logicielles contraignantes (Apple l'a bien compris, cf. le logiciel Jamf par exemple) ? Les fournisseurs de logiciels de vie scolaire et d'ENT avec leurs contraintes et limites ? En réalité l'établissement n'a finalement que peu de marge de manœuvre. Il doit se plier à des choix souvent faits avec peu ou pas de concertation et surtout des choix (parfois effectués par les seules DSI) qui uniformisent les pratiques possibles. On pourra noter que les chefs d'établissements sont plus enclins à accepter ces contraintes que leurs équipes. En effet leur position institutionnelle les y invite fortement. On pourra aussi noter que les collectivités territoriales peuvent jouer un rôle de contrepoids puissant face aux académies d'une part, face aux établissements d'autre part. On pourra enfin noter le travail des fournisseurs (l'exemple des TBI est particulièrement remarquable) pour influer sur les décisions de chacune des parties prenantes en utilisant une rhétorique marchande particulièrement efficace pour parvenir à "placer" leurs solutions...

 

Faire face à une liberté individuelle par des contraintes imposées par les instances de pilotage est au cœur des débats. Les personnes acquièrent et utilisent à titre individuel, librement leurs matériels en se fixant leurs règles d'usages. Dès lors que chacun se trouve dans un espace partagé (école, entreprise, administration...) d'activité professionnelle, il est amené à se soumettre à des règles et des contraintes qui portent surtout sur les limitations d'utilisation, les contrôles et la surveillance. La question qui émerge est celle du passage d'une posture individuelle à une posture que l'on va qualifier "d'instituée" de l'extérieur. Le monde de l'enseignement comporte pour cela des particularités, des spécificités, en particulier pour la mission éducative qui est la sienne, qui repose justement sur le développement de la capacité à passer d'une vision privée et personnelle de son activité (ici numérique) à une compréhension de la dimension publique et partagée de celle-ci. On appelle cela souvent éducation à la citoyenneté ou encore au vivre ensemble. Mais il semble bien que, en prenant en compte d'autres éléments qu'il s'agisse de la construction de la notion de "faire société" qui semble aujourd'hui encore trop absente des débats.

 

Bruno Devauchelle

 

Dans une chronique récente "2019 l'année AVEC ?"  publiée le 11 janvier 2019, nous avons posé un certain nombre de questions qui restent toujours d'actualité.

 

Appel à projet BYOD, version officielle

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 19 avril 2019.

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