Bruno Devauchelle : Les tiers lieux et le numérique  

Depuis la généralisation des CDI dans les établissements scolaires, leur légitimité ne cesse d'être questionnée, soit de l'extérieur (hiérarchie, enseignants, élèves, personnels de direction), soit de l'intérieur (professeur documentalistes en débats). Depuis quelques années se développent dans les établissements d'enseignement et de formation de nouveaux espaces appelés parfois Fablab, learning lab, co-working etc. De manière générique est apparue l'expression "Tiers Lieux" qui semble englober les initiatives de lieux alternatifs multiformes. Au sein des établissements scolaires, lors de leur institutionnalisation en 1974, les CDI ont été le cœur d'une réflexion que l'on peut rapprocher de celle des Tiers Lieux actuellement. Entre la cour de récréation, la salle de permanence et la salle de cours, il y aurait ce lieu à part avec des règles de fonctionnement qui ne soient pas la simple reproduction de ce qui se fait dans les salles de cours. Au-delà de l'espace réaménagé, c'est plus largement une atteinte à la forme scolaire la plus pesante instaurée à partir de 1830, son organisation, ses personnels qui est au centre de cette évolution.

 

Le numérique questionne le CDI

 

Ce qui est aussi au cœur de ces évolutions c'est la question de la médiation. L'enseignant médiateur entre l'enfant et le savoir peut-il s'effacer ou changer de posture dans la relation de transmission, de passage ? Quand on passe de la bibliothèque scolaire, principalement réservée aux enseignants, au CDI ouvert aux élèves et à leurs demandes, on met le jeune en contact direct avec le livre, le support du savoir. L'enseignant qui veut utiliser le CDI en lien avec le personnel qui y travaille va devoir repenser le parcours de ses élèves, ce qu'il fera d'autant mieux que le personnel des CDI est lui-même dans une autre posture professionnelle, non pas opposée, mais différente, offrant ainsi de nouvelles possibilités d'accéder aux savoirs.

 

L'avènement de l'informatique, après avoir simplifié l'organisation et la gestion des ressources, d'abord livresques puis multimédia des CDI, a peu à peu transformé le sens de la question de l'accès direct au savoir. Désormais renommé numérique, parce qu'elle a dépassé le cadre initial pour s'insérer dans tous les interstices de la vie sociale, l'informatique a imposé, en particulier avec l'arrivée d'Internet, un renouvellement de la question des lieux et de leur fonction dans la relation de transmission. Ainsi le CDI s'est-il trouvé questionné pour permettre l'accès direct à l'information. La généralisation des smartphones, la multiplication des équipements dans les établissements, en particuliers équipements mobiles, ont amené nombre d'enseignants et d'élèves à ignorer ce "tiers lieu" que constituait le CDI initialement.

 

Le numérique et l'accès au savoir

 

Dans le même temps la montée en importance de l'éducation aux médias et à l'information a modifié aussi la représentation initiale de la posture des personnels par rapport à l'action de médiation face à ce nouvel univers, ce nouveau contexte. D'une légitimité questionnée à la réflexion sur les tiers lieux il n'y a qu'un pas, engagé d'abord dans l'enseignement supérieur, puis dans certains établissements scolaires. C'est l'émergence de lieux différents qui va être déterminante : learning center, fablab, et autres espaces documentaires, de vie ou de travail individuel ou en groupe. Au-delà des murs des institutions de transmission académiques, se sont aussi constitués des lieux alternatifs reposant sur les fondations de l'animation sociale et celles de l'éducation populaire. Les maisons de la culture chères à André Malraux sont ainsi appelées à rejoindre un mouvement plus large de création d'espaces proposant des "rencontres" et donc, peut-être des médiations ou des transmissions. Les lieux de co-working sont aussi un des exemples de cette transformation.

 

Les fondements de cette transformation sont à chercher dans la question des liens, dans celle de l'accès au savoir, dans celle de la mise en action et dans celle de la complexité. Ces tiers lieux veulent d'abord permettre de recréer du lien. Pas seulement entre pairs mais plus largement au sein de la population dans une idée de brassage et dans une idée d'échanges, de trans-action. Accéder aux savoirs est très cloisonné dans nos sociétés traditionnelles, écoles, universités, bibliothèques, musées et autres lieux, chacun a tendance à travailler dans son "coin". Les non publics de chacun de ces lieux mettent en évidence ce cloisonnement qui interdit souvent les passerelles, les rencontres avec les savoirs. Malheureusement, il semble que le numérique en ligne ne soit pas la baguette magique vue par ses fondateurs utopistes, le savoir restant largement associé à un pouvoir, le web n'y échappe pas... Permettre la mise en action dans ces lieux nouveaux, est un des axes essentiels qui les porte, surtout en dehors des contextes académiques et institutionnels. Ils doivent permettre l'initiative des participants et donc l'élaboration de nouvelles activités, de nouvelles actions. En ouvrant ces possibles, les lieux nouveaux apportent une respiration supplémentaire, à condition de savoir y accéder et les utiliser. C'est là que le monde scolaire doit pouvoir aider, en particulier les jeunes, à développer les compétences d'initiatives et d'autonomie nécessaires à leur développement et au bon usage de ces lieux. Enfin il y a la complexité à laquelle, seul, aucun de nous ne peut faire face. Parce que les tiers lieux sont autant des lieux de rencontre, de fabrication, que de passage, ils permettent de mieux accepter nos propres limites face à un monde complexe, d'une part en ne se sentant pas seul, d'autre part en connaissant ses propres limites cognitives et sociales.

 

Numérique et tiers lieux

 

Les tiers lieux émergent dans la société non pas à cause du numérique, mais à cause des difficultés que rencontrent les citoyens à accéder à de multiples ressources. Le web, les réseaux sociaux ne peuvent rien s'ils restent strictement virtuels, distants. Ils doivent aussi s'incarner dans des lieux, des personnes, des activités. La transformation proposée, souhaitée, jadis par l'Inspecteur Général Jean-Louis Durpaire (et ses collaborateurs) en engageant la transformation des CDI en CCC (Centre de Culture et de Connaissance) allait dans ce sens. Malheureusement ce projet s'est heurté à de nombreux obstacles qu'il serait inutile de détailler ici, mais qui ont révélé des fractures profondes dans la conception de l'accès au savoir par les personnels de l'éducation nationale, jusqu'aux plus hautes sphères de pilotage du système. Le savoir et son allié le pouvoir, sont encore profondément associés dans notre société. Cette association repose sur un privilège que ceux qui en disposent sont peu enclins à le partager, à y renoncer. Partager le savoir une haute ambition qui semble parfois avoir quitté certains acteurs du monde académique cantonnés le plus souvent dans une seule forme de transmission descendante et prescrite. Il serait temps que les responsables et décideurs écoutent réellement la société qui les entoure. Souhaitons que le soutien aux tiers lieux ne soit pas un moyen de "calmer les esprits qui veulent accéder aux savoirs".

 

Bruno Devauchelle

 

Circulaire opérationnalisant les CDI en 1974 n°74-108

Campus d’avenir : concevoir des espaces de formation à l’heure du numérique

IFE et espaces scolaires

 

Vademecum des Centres de Culture et de Connaissance

Bibliothèques universitaires Learning centres

Une entreprise qui investit dans les tiers lieux : Manutan

 

Tiers Lieux, et plus si affinités, Antoine Burret, FYP 2015

Christian Jacob, Lieux de Savoir, Espaces et Communautés, Tome 1, 2007, Les mains de l'intellect, Tome 2, 2011, Albin Michel

 

 

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 07 février 2020.

Commentaires

  • bdevauchelle, le 08/02/2020 à 10:14
    A lire et consulter a propos des tiers lieux cette vidéo du groupe Marsouin :
    http://www.bretagne-creative.net/article13266.html

    Et aussi :
    https://www.marsouin.org/article1178.html
  • Durpaire, le 07/02/2020 à 15:15

    Je partage l’analyse de Bruno Devauchelle particulièrement sur le rôle des CDI et maintenant des 3C. En effet, ce n’est pas une simple question de réaménagement d’un espace. C’est plus globalement une proposition de repenser la « forme scolaire » et comme il l’écrit  « son organisation, ses personnels [sont] au centre de cette évolution » .

     Les difficultés qu’il évoque sur la transformation que nous avions proposée des CDI en CCC (Centre de Connaissances et de culture) ont d’abord porté sur le sens de cette action. Dans notre esprit, avec nos collègues co-concepteurs (citons Mireille Lamouroux, Bénédicte Robert, Jean-Pierre Véran co-responsables  du vade-mecum des 3C),  il s’agissait d’innover en remettant en cause les cloisonnements entre salles d'étude (souvent encore appelées "permanences") et CDI, ainsi que des fonctionnements parfois ronronnants de certains CDI transformés en petites salles de classe, avec des pratiques de cours traditionnelles.

    Le 3C se veut un questionnement sur les façons d’apprendre dans la société numérique et une réponse définie avec les équipes enseignantes et bien sûr les élèves. Quelques principes l’animent : valoriser le travail collaboratif, l’expression des élèves, la créativité, l’autonomisation des élèves.  Le 3C est porté par une équipe. 3C  doit être ouvert au maximum ;  les heures d’ouverture ne sont pas définies en coïncidence avec son propre emploi du temps; pour cela la direction fait appel aux moyens de la vie scolaire, ce qui peut heurter si le professeur documentaliste considère que l’on touche à « son » territoire. Au 3C, on doit pouvoir pratiquer des activités diverses. 

    Bref, le chantier de la transformation des CDI en 3C n’en est qu’à son début et il ne faut pas désespérer; il a fallu près de 20 ans pour passer du SDI au CDI ! Différents éléments feront progresser l’idée : au niveau national, la publication d’une actualisation du vade-mecum serait utile ; au niveau académique, un soutien des corps d’inspection comme cela se réalise déjà dans plusieurs d’entre elles (Clermont-Ferrand, Grenoble…) ; davantage de recherches universitaires (à l’instar de ce que fait le laboratoire BONHEURS de l’Université de Cergy qui est en pointe) … mais rien ne remplacera les réflexions locales, au niveau de chaque collège, de chaque lycée. Chacune des nouvelles réalisations - comme le magnifique travail réalisé au lycée de la Venise verte à Niort ou le projet « FUSION : repenser les espaces et les méthodes d’accompagnement des élèves dans et hors la classe » du collège Mendès-France à Tourcoing (académie de Lille. Prix de l’innovation 2018) ou encore ce qui se fait dans le département du Val d'Oise sous l'impulsion d'une collectivité locale avec Frédéric Kerbèche. 

    La transformation du CDI en 3C est emblématique de la qualité pédagogique d’un établissement scolaire. 

    Jean-Louis Durpaire

    Membre professionnel du du laboratoire BONHEURS

    (Bien-être, Organisations, Numérique, Habitabilité, Education, Universalité, Relation, Savoirs) 

    Université de Cergy-Pontoise


    • Profdoc2020, le 07/02/2020 à 18:50
      Incroyable de voir à quel point vous êtes éloignés de la réalité M. Durpaire. Vous citez le Val d'Oise en exemple mais vu du terrain ça se passe pas comme ça.des CDI tout petits avec un matériel numérique
       rudimentaire, sans parler du nombre d'étagères insuffisant.
      Ces aménagements sont faits sans aucune concertation avec les profs docs et sont à mille lieues de ce que vous décrivez dans votre discours.
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