Bruno Devauchelle : Une éthique du "lecteur" à apprendre à l'école 

L'EMI est censée nous apprendre comment fonctionnent les médias et l'information, à développer la citoyenneté et même la cybercitoyenneté. Elle s'appuie sur une compétence centrale : "Le développement d'une compétence de recherche, de sélection et d'interprétation de l'information, ainsi que d'évaluation des sources et des contenus." Si l'objectif est clair, il n'est pas sans poser problème sur ses modalités de mise en œuvre réelles dans les établissements scolaires. Les adultes sont actuellement, pour la quasi-totalité, déstabilisés par ce nouvel univers informationnel et communicationnel qui émerge depuis le milieu des années 1990. Il suffit de consulter les commentaires et échanges sur nombre de sites pour comprendre que le n'importe quoi côtoie le presque rien. Une pièce de théâtre en témoigne actuellement, Forums mise en scène par Jeanne Herry. Une prise de conscience s'effectue progressivement à propos des effets de la désintermédiation sur la capacité de pensée, de réflexion de critique. Suis-je encore en capacité d'analyser et d'évaluer les informations auxquelles je suis confronté, desquelles je suis parfois même co-auteur ou co-diffuseur ?

 

Dans la période qui va globalement de la fin du 18è siècle à la fin du 20è siècle, un "ordre informationnel" s'est mis en place. Fondé sur une centralisation préalable à la diffusion, cet ordre s'appuie sur des "professionnels" qui effectuent un travail de sélection, organisation, hiérarchisation etc.… des informations. Cet ordre s'appuie aussi sur des contraintes techniques qui petit à petit vont transformer le paysage de la diffusion d'information et progressivement celui de la communication. Journaux et livres papier, radio, cinéma, télévision, téléphone sont chacun d'eux porteur de contraintes techniques qui "ralentissent" les flux, mais de moins en moins. Toutefois l'intermédiation exercée par les professionnels de ces techniques et de leur utilisation reste dominante, encore aujourd'hui. Mais petit à petit est né un nouvel ordre informationnel qui "autorise" chacun de nous à s'immiscer dans le concert global. C'est entre 2000 et 2010 que cette possibilité voit son véritable envol car il concerne la totalité de la société (et pas seulement les dirigeants et/ou les élites). Cette période coïncide avec le développement d'une suspicion de plus en plus grande à l'égard des informations accessibles et à la multiplication des falsifications volontaires de l'information. Ces dernières sont parfois même destinée à des causes qui peuvent être noble ou pas. On se rappellera les épisodes de la propagande et de l'influence pendant la guerre de 1939 1945 en vue de tromper l'ennemi. Désormais, dans une société qui s'individualise, chacun est appelé à faire preuve, seul, de sa capacité à choisir, à vérifier, à hiérarchiser...

 

On ne peut plus compter sur ceux qui ont (avaient) en charge de "fabriquer l'information" ! On peut ainsi résumer sommairement l'enquête Kantar "La Croix" sur la relation aux médias. Plus largement, il est temps d'inverser le questionnement, c'est à dire de s'interroger sur notre fonctionnement de lecteur. Deux raisons principales à cette inversion : d'une part les médias font depuis longtemps un travail sur cette question et bien souvent on est déçu des résultats concrets : des discours parfois éloignés des pratiques ; d'autre part la montée d'un individualisme dans la population qui se traduit par des prises de paroles en particulier sur les réseaux sociaux qui complète, et embrouille le panorama informationnel global auquel chacun de nous est confronté. Dans le même temps cette inversion est aussi liée à la grande difficulté d'un système académique, scolaire et universitaire à prendre en compte (à comprendre ?) ce qui se passe et à se transformer en conséquence. Il ne s'agit pas de scolariser le problème de l'information mais plutôt de transformer les modes de scolarisation des "objets sociaux".

 

L'une des caractéristiques du monde scolaire est la distance qu'il instaure avec la réalité sociale. Cette distance est symbolisée par des programmes incarnés dans des instructions, des manuels, et des évaluations qui finalement servent de cadre préétabli aux enseignants et par rebond aux élèves. Mais cette distance est bousculée par les pratiques sociales et pose donc la question aux enseignants de leur action possible face à cette intrusion parfois violente dans la salle de classe, l'espace scolaire. Scolariser un savoir ce n'est pas simplement didactiser. C'est d'abord faire en sorte que ce savoir se transforme pour rentrer dans la représentation officielle de la structure des savoirs imposés depuis la fin du moyen âge dans les systèmes institués de transmission. Le passage par l'écrit (toujours dominant dans le monde scolaire) est certes nécessaire, mais ne peut être exclusif. On s'étonne d'ailleurs du peu de place fait à l'oral et à ses divers modes d'utilisation dans le monde scolaire. Au moment où un lien fort entre oral et écrit se construit, on a l'impression de ne pas savoir comment le prendre, comment transformer la forme scolaire pour mieux l'aborder.

 

Construire une sorte d'éthique du "lecteur" sous toutes ses formes, ses multimodalités (images, sons, textes ...) est un véritable travail de fond qui doit être transversal à l'ensemble des activités de "transmission", de passage". Construire ce n'est pas uniquement définir une sorte de référentiel, mais c'est rendre possible le développement pour chacun d'une réflexion éthique sur sa relation à l'information/communication. Dans cette réflexion, il y a deux piliers essentiels : sourcer et hiérarchiser. Les deux sont parfois liés. Définir d'où vient une information, la tracer est un exercice qui est souvent d'une grande complexité. On se limite le plus souvent à un ou deux niveaux, surtout si la source est un média de masse. De même hiérarchiser est une tâche complexe qui suppose de trouver plusieurs informations proches et ensuite d'être en mesure de les comparer pour en déterminer les plus importantes, les plus fiables. Encore faut-il parvenir aussi à éliminer pour soi le biais de conformité qui nous attire vers ce qui nous "plait". Il y a une contradiction fondamentale entre le modèle institué de l'école et cette construction. L'accentuation de plus en plus forte sur le cadre imposé dans les programmes et leur mise en œuvre se traduit par une barrière étanche. Les déplorations nombreuses sur le niveau, l'orthographe, la politesse et même certains comportements en développement (attention etc.…) et autres, sont d'une part le signe de cette sorte de crise identitaire autour des savoirs scolaires, et d'autre part le signe d'un changement de contexte non pris en compte actuellement.

 

La perception que nous avons, individuellement, du monde se construit dès notre plus jeune âge. L'attirance réelle des enfants pour ces formes nouvelles d'information et de communication est amplifiée par un système économique "libéral libertaire" qui tente d'influencer chacun de nous en utilisant ces moyens techniques et leurs contenus. Cette double attirance (les écrans, les boutons, l'interaction machinique) technique et cognitive (réseaux sociaux, flux informationnels continus, vidéos...) est donc un piège. Mais il est un piège pour peu que l'on renonce à éduquer et non pas en soi. Or ce piège se referme dans une société qui s'accélère, qui se court-termisme, qui se rentabilise en oubliant de plus en plus souvent la nécessité d'une véritable vision incarnée au quotidien. A l'école, la difficulté est désormais de faire travailler la vision à moyen et long terme. Une éthique du "lecteur" doit d'abord être fondée sur des finalités explicites. Malheureusement, les flux actuels d'information et de communication nous limitent dans notre capacité à poser des repères et à identifier, voire construire, une vision du monde et de la société en construction.

 

Bruno Devauchelle

 

Enquête Kantar-La Croix 2020

Présentation de l'EMI par le ministère de l'éducation

La Comédie Française propose Forums

Exemple de site qui essaie d'aider à y voir clair

 

 

 

 

Par fjarraud , le mardi 18 février 2020.

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