Bruno Devauchelle : Numérique éducatif et décentralisation 

La question de la décentralisation peut sembler éloignée de la pensée des enseignants qui vivent au quotidien l'articulation entre les injonctions (de toutes natures, principalement venues du ministère) et les réalités de la salle de classe. Et pourtant ils la vivent en filigrane de leur activité : qui décide quoi ? Qui achète quoi ? Qui assure la maintenance et l'entretien de quoi ? Qui finance tout cela ? Sans les réponses à ces questions ils ont parfois tendance à chercher des boucs-émissaires, à désigner des responsables qui ne sont pas toujours ceux que l'on croit. Avec la généralisation de l'informatisation progressive de l'enseignement scolaire initiée dès le début des années 1980, ces questions se sont reposées sans cesse, mais les réponses ont évolué. La loi de décentralisation de 2013 a elle aussi apporté sa pierre à l'édifice, en particulier sur un point particulièrement délicat, celui de la maintenance des matériels, en particulier informatique qui désormais est de la responsabilité des collectivités territoriales afin d'assurer une meilleure proximité d'intervention. Malgré la loi, les choses ne sont pas aussi simples au quotidien dans l'établissement, les ERUN, RUPN et autres enseignants passionnés sont souvent au front de la maintenance de 1er niveau avant de faire appel à la collectivité.

 

Quels effets des nouvelles régions ?

 

Plusieurs évènements intervenus depuis cette loi sont en train de mettre en place une nouvelle cartographie des acteurs et des responsabilités. Entre 2014 et 2016 une restructuration territoriale (grandes régions, avenir des départements) émerge et est finalement instituée. Les discussions vont bon train pendant presque trois années. Les tensions vives entre les acteurs sont arbitrées pour arriver à la constitution de nouvelles "grandes régions" qui désormais vont co-exister avec d'anciennes "petites régions" (13 régions désormais). On n'entrera pas dans les discussions sur les batailles de "chiffonniers" qui ont amené à ces arbitrages, mais on notera simplement de nombreuses incohérences (en particulier sur le pourquoi) et surtout des conséquences (le comment) non négligeables qui vont aussi, et cela dans les années 2020 transformer le pilotage du système éducatif. Il est intéressant de noter dès à présent que les économies espérées par ces regroupements ne sont pas (pas encore ?) au rendez-vous....

 

Cela a bien sûr commencé par les rectorats et leurs pilotes les recteurs. Cela continue alors à tous les échelons des nouvelles régions en particulier. Car ce qui est difficile à comprendre dans cette organisation c'est la différence entre les régions regroupées et celles restées en l'état. Si pour ces dernières, on peut considérer que rien ne change réellement, hormis en surface, il n'en est pas de même pour les autres qui font l'objet de regroupements.

 

Mépris des acteurs locaux ?

 

Pour ce qui est du numérique et de l'éducation, on peut identifier un ensemble de questionnements dont les réponses ne seront pas sans conséquences à terme :

- Les Délégations au numérique éducatif sont les premières concernées : ainsi voit-on l'émergence d'une nouvelle catégorie de personnels, les "DRAN". On peut s'interroger pour savoir si c'est un poste de substitution aux anciens DAN ou si c'est une surcouche aux précédents DAN. On peut aussi s'interroger sur la gestion des personnels précédemment en place et qui peuvent légitimement s'interroger sur leurs compétences et leur avenir professionnel au vu des nouvelles nominations (cf. la région Nouvelle Aquitaine par exemple ou encore Auvergne Rhône Alpes).

 

- Les directions des services informatiques vont-elles suivre le même chemin que les DANE. Compte tenu de leurs histoires respectives, ces services académiques ont développé des compétences, mais aussi des outils et des services qui sont parfois très différents au sein des nouvelles académies regroupées. Comment au sein des nouvelles régions académiques vont être traitées ces disparités ?

 

- Les systèmes d'information eux-mêmes sont au cœur du fonctionnement des services numériques, sorte d'infrastructure indispensable. Comment regrouper, rapprocher, fusionner ou pas ces systèmes ou simplement faire en sorte qu'il y ait dialogue entre eux ? Va-t-on vers une "uniformisation" territoriale, une recherche de cohérence, ou simplement des constats de l'existant sans volonté de le faire évoluer ou encore une véritable prise en compte des acteurs de l'établissement et de leurs besoins ?

 

- Un cas particulier est celui des ENT (Environnements Numériques de Travail). On sait qu'il y a des obligations de remise en concurrence régulière, via les marchés publics dans chaque région. Mais que va-t-il en être dans les nouvelles régions et que vont devenir les systèmes en place avec les groupements de commande qui se mettent en place entre départements et grandes régions ? D'un côté de nouvelles orientations, de l'autre le quotidien des établissements... La région Pays de la Loire a eu à vivre récemment ce changement, cela ne se fait pas sans difficultés, fort heureusement pour elle, car elle n’a pas eu à cumuler un changement territorial avec un changement de solution...

 

- On peut s'interroger aussi sur les espaces de dialogues et les personnels concernés. En effet à qui s'adresser pour avoir de l'information, pour comprendre ce qui se fait, où l'on va ? Les personnels des collectivités sauront-ils à qui s'adresser au sein des grandes académies ? Les nouvelles distances géographiques qui s'imposent peuvent amener à d'autres distances beaucoup plus préjudiciables au fonctionnement institutionnel. A moins que l'Etat, en vertu de la décentralisation, ne se désengage progressivement et laisse les échelons locaux agir et faire des choix sans imposer une ligne directrice nationale comme cela a été le cas depuis le début de l'informatique en éducation. On ne peut y croire pour l'instant au vu des programmes nationaux (ENIR entre autres, ou encore BYOD) initiés qui finalement sont tous révélateurs (comme l'abandon du plan Hollande pour le numérique de 2015) d'une sorte de mépris des acteurs locaux....

 

Peut on échapper à la centralisation ?

 

Quelques autres interrogations peuvent bien sûr compléter celles évoquées ci-dessus. Certains élus locaux (et leurs associations) s'inquiètent eux-aussi de ces évolutions. D'une part entre elles mais aussi séparément certaines collectivités s'interrogent sur la qualité du dialogue avec leurs interlocuteurs académiques qui sera d'autant plus difficile que ces nouvelles régions sont très étendues... et les responsables au sein des collectivités qui prennent les décisions en matière d’équipement et de marchés sont de plus en plus éloignés du quotidien des établissements scolaires. Comme les compétences des régions augmentent et s'élargissent, certains se demandent quelles sont les directions prises. Certaines collectivités réclament leur autonomie à l'allemande, d'autres à la suisse ou encore à la manière de l'Amérique du nord (USA et Canada). Or dans tous ces cas, l'éducation est un enjeu majeur de cette autonomie et cela interroge alors le rôle de l'Etat. Car qui dit décentralisation dit aussi autonomisation. Ce thème de réflexion n'est pas non plus étranger aux équipes éducatives et à leurs directions (perdir). Or le modèle de l'administration française est bien à l'image de son réseau ferroviaire, centralisé autour de la capitale... Les mentalités semblent aussi accompagner ce modèle et amener des acteurs de la "centrale" (nom souvent donné au ministère de l'éducation et à son administration) à renoncer à leur "pouvoir" et leur "renommée" ne sera probablement pas simple.

 

Notons simplement que chaque changement important dans les organisations suscite toujours des inquiétudes légitimes. Il faut donc laisser le temps aux réformes de se traduire dans les faits et surtout d'être comprises. Celle-ci date du précédent gouvernement et est poursuivie. Malheureusement des propos peuvent sembler contradictoire : en déclarant récemment Poitiers "capitale de l'éducation", le ministre reproduit sur le fond ce que les politiques critiquent sur la forme : la centralisation est toujours présente dans l'inconscient des politiques (et des technocrates associés...). On pourrait penser en fait à une "décentralisation inversée" !!!

 

Pour l'enseignant ces évolutions ne sont pas immédiatement perceptibles. Ce sont surtout les personnels de direction qui vont voir les premiers les effets quand ils devront avoir recours aux services académiques ou à ceux des collectivités. Il faudra d'abord qu'elles aient un véritable dialogue coopératif. Il faut aussi espérer que pour les "nouvelles régions", les services sauront s'adapter et être à l'écoute des établissements de leurs personnels, bref mettre en œuvre une vraie politique de proximité. Si la décentralisation c'est simplement réorganiser les intermédiaires sans réellement restructurer le pouvoir central, ce ne sera pas un progrès réel au service des citoyens... mais ont-ils encore la parole ?

 

Bruno Devauchelle

 

Loi de 2013 sur la décentralisation ("traduite" pour wikipedia)

Une autre lecture de la décentralisation par un cabinet de conseil

Un lecture syndicale des transformatione suite à cette loi

La restructuration des régions, une évolution progressive qui questionne et qui est critiquée au delà des frontières

Un site qui évoque cette question au temps de la révolution

Entretien de JM Blanquer avec la presse locale

 

 

Par fjarraud , le vendredi 28 février 2020.

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