Bruno Devauchelle : Numérique et culture, quel rôle pour l'école ? 

Alors que la crise sanitaire se poursuit, les pratiques culturelles sont malmenées par des interdictions, des fermetures, mais aussi des tentatives pour renouveler l'offre culturelle en dehors des lieux habituels actuellement fermés. Les enseignants sont de forts prescripteurs de ces pratiques culturelles dont ils sont personnellement très gourmands. La récente publication de plusieurs études et rapports doit attirer notre attention et nous permettre de mieux comprendre comment ces pratiques évoluent en ce moment. Au-delà des frontières de l'école ces données sont importantes pour elle, car, dans le contexte de la crise sanitaire, les accès à la culture se transforment par la généralisation et par l'omniprésence des moyens numériques.

 

Déperdition ou mutation ?

 

Le ministère de la Culture nous permet de regarder plus largement l'idée de culture  au travers de cette étude sur les représentations que s'en font les français. Bien plus large que la culture classique, pour la population la culture est désormais proche de ce que les anthropologues et les  sociologues tentent de définir pour parler de Culture, ce que fabrique l'humain... (de manière très réductrice). Ce qui nous importe ici, c'est de constater que les moyens numériques à notre disposition ouvrent des perspectives nouvelles et complémentaires des moyens plus traditionnels. Ainsi, l'accès à la science et à la culture scientifique est transformé et devient possible pour nombre de personnes qui ne pouvaient y avoir aisément accès jusqu'à présent. Toutefois, ouvrir des perspectives ne permet pas d'induire des transformations dans les pratiques quotidiennes. La puissance de diffusion de certains canaux (radio, télévision en particulier et désormais Internet, le web) a été largement acceptée dans une grande part de la population : les taux d'équipements familiaux et personnels sont suffisamment révélateurs et les taux d'utilisation les complètent. Ces canaux sont les nouveaux médiateurs techniques permettant l'accès à la culture. L'enquête sur les pratiques en temps de confinement conforte cette analyse, à laquelle s'ajoute une dimension non négligeable : "la réduction des écarts entre groupes sociaux".

 

Ce qui apparaît ici, c'est que les technologies de l'information et de la communication ont permis une massification de l'accès aux biens culturels qu'elles véhiculent aussi. Pour le dire autrement, l'équipement (numérique) personnel des foyers a donné accès à des dimensions culturelles auxquelles, précédemment, il était beaucoup plus difficile d'accéder. Deux dimensions ont évolué en parallèle : d'une part, les manifestations culturelles in situ sont mieux connues par les médiations nouvelles, d'autre part, la "consommation" d'objets de culture via les technologies avec l'aide des médiateurs (télévision, radio, Web) a fortement augmenté. Si l'on parle de la culture au sens classique et restreint, il y a une déperdition et des compensations. Si l'on parle de la culture au sens anthropologique, il y a des ouvertures nouvelles particulièrement riches. Des émissions du type de celles proposées autour de Jamy Gourmaud, ou des vidéos mises à disposition par des "youtubeurs" de toutes sortes, ou encore le développement de ressources scientifiques en libre accès... le potentiel est riche et les enquêtes montrent la possibilité d'en profiter. Mais pour cela encore faut-il qu'un accompagnement existe pour aller vers ces ressources.

 

Quel rôle pour l'Ecole ?

 

Le monde scolaire est donc au premier rang des acteurs qui, dans la société, peuvent offrir un regard large sur ces ressources. Pour cela, il est appelé à les utiliser dans la pratique quotidienne et en préconiser ou recommander l'accès au-delà du temps et de la contrainte scolaire. Alors que trop souvent ces médias,  de flux ou interactifs, sont présentés dans un écrin de méfiance, de soupçon, voire de défiance, comment faire en sorte qu'ils soient aussi  des promoteurs de la curiosité, de l'intérêt, de l'ouverture d'esprit, etc. L'espace scolaire n'est pas qu'un espace dédié au respect de la prescription académique. Malheureusement, le repli sur ces prescriptions est aussi une sécurité pour chacun des acteurs du système : l'élève parce que contraint, il tente d'y fabriquer son chemin, sa trajectoire, le parent parce que porteur du désir de réussite de ses enfants, l'enseignant parce que en charge de cadrer, de transmettre dans le respect d'un cadre. C'est pourquoi engager une approche "positive" et "constructive" de l'accès et l'utilisation de ces ressources est essentiel.

 

Nombre d'enseignants déclarent avoir du mal à trouver les ressources pertinentes et adaptées pour leur enseignement. Si déjà dans ce registre ils sont en difficulté, qu'en est-il plus généralement dans le domaine culturel ? Parce qu'ils ont une pratique culturelle personnelle, les enseignants sont amenés à travailler l'articulation entre leurs pratiques personnelles et leurs pratiques professionnelles. Le décalage potentiel entre les contextes culturels des enseignants et de leurs élèves peut être source de difficultés. C'est pourquoi il convient d'inviter chaque enseignant à mieux connaître les évolutions culturelles de la population en général pour mieux prendre en compte les écarts éventuels. L'analyse plus précise proposée en décembre 2020 par le ministère de la culture doit croiser aussi le rapport sur l'illectronisme publié par le Sénat en septembre 2020, afin de mesurer l'importance de cette question et de la nécessité de travailler cela avec les élèves.

 

Quelles saveurs culturelles ?

 

Tous les élèves, les jeunes, comme tout un chacun, disposent d'un "capital culturel". La diversité des formes et des contenus de ce capital sont des sources d'inégalités. L'école qui se veut en charge de les réduire ne peut ignorer ces diverses formes, tout en étant malgré tout prescripteur d'une culture officielle, ou tout au moins d'un socle commun de connaissances, de compétences et de culture. Mais est-ce suffisant ? Ou plutôt la culture proposée n'est-elle pas en tension avec la culture que chacun développe ? Et au-delà du socle, on observe malgré tout qu'une reproduction des élites de la société semble se renforcer. La culture a dans ce contexte une importance qu'on ne saurait négliger. Le confinement, les contraintes sanitaires tendent à modifier les pratiques culturelles des jeunes et des adultes. Le numérique, qui semble rassembler davantage autour de la culture, n'est pourtant pas suffisant pour gommer les effets du capital culturel. Peut-être même les amplifie-t-il. Encore faut-il aller plus loin dans l'analyse. Les types de consommations culturelles en passant par toutes les technologies d'information et de communication restent très différentes selon les groupes sociaux et culturels. L'impression de rapprochement est probablement un leurre lié aux formes de recueil des pratiques.

 

Le capital culturel est au centre des mécanismes d'intégration des jeunes dans la société. L'amplification des pratiques numériques risque de disqualifier ou de marginaliser des accès à une culture plurielle et multimodale. Non pas que ces formes culturelles soient absentes du web, mais elles n'ont pas la même force d'impulsion du fait même de la mise à distance qu'imposent les technologies. La difficulté du monde scolaire, lors d'un assouplissement beaucoup plus large des activités possibles (sorties scolaires, etc.), sera non seulement d'y "retourner", mais aussi de mettre en évidence les saveurs culturelles sous-jacentes à ces activités. Les enseignants sont assez bien placés pour le faire, encore faudra-t-il qu'ils s'en emparent à nouveau, même si elles étaient déjà menacées avant la pandémie. La culture ne se limite pas aux programmes d'enseignement, la culture ne se suffit pas du numérique, la culture nécessite la rencontre, ou plutôt des rencontres sous des formes variées avec la connaissance, l'art, la technique, le savoir...

 

Bruno Devauchelle

 

 

Pratiques culturelles en temps de confinement [CE-2020-6] Parution le Décembre 2020 (ministère de la culture)

Cinquante ans de pratiques culturelles en France (juillet 2020 -ministère de la culture)

L'enquête pratiques culturelles 2018 (ministère de la culture)

Référentiel des usages numériques CSA/ARCEP (Février 2021)

 

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 12 mars 2021.

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