Bruno Devauchelle : Espérer un usage "ordinaire" du numérique ? 

Notre quotidien est désormais marqué par l'omniprésence de moyens informatiques, matériels et logiciels. Chaque humain, chaque citoyen(ne) est donc confronté à ces "objets". La façon dont il ou elle les intègre dans ses manières de faire transforme plus ou moins ses pratiques antérieures. L'éducation familiale en est une des illustrations les plus visibles et invisibles. Visible, car il suffit d'observer les taux d'équipements et les taux d'usage (ARCEP CREDOC 2021), invisible, car c'est dans l'intimité de la structure familiale que se construisent les habitudes, les compréhensions du monde, les manières de faire, la culture. Or c'est d'abord dans cet univers que se développent désormais les usages ordinaires du numérique, de l'informatique, alors que pendant de nombreuses années (avant 2002) cela était surtout lié au travail. Si l'ordinateur est devenu un objet "normal" du lieu de travail, le téléphone portable (smartphone) est lui devenu ordinaire dans la sphère privée, familiale. Entre les deux univers des passerelles se sont installées ajoutant à ces deux "machines", d'autres appareils embarquant plus ou moins d'informatique parfois connectée à Internet.

 

L'école éloignée des usages ordinaires du numérique

 

Dans les écoles, on en est encore loin dans de nombreuses classes et établissements. Même si la présence de l'informatique se manifeste dans la plupart des classes sous la forme d'un vidéoprojecteur interactif ou non, l'accès des élèves en temps de classe et sans aller dans une salle spécialisée (la fameuse salle multimédia ou informatique) reste encore assez peu fréquent, malgré des initiatives multiples (la plupart issues des collectivités territoriales, les plans nationaux, comme le plan Hollande de 2015, ayant été stoppés). La lecture de ces lignes issues du site du ministère sont éclairantes. L'idée d'un socle numérique permet ainsi de comprendre là où on en est... et surtout de comprendre l'écart entre l'idée d'une école avec des moyens numériques accessibles et l'idée d'un numérique ordinaire pour tous les élèves. Pour l'instant, il semble que le cap retenu soit celui des moyens pour les enseignants et beaucoup moins celui des élèves (ça coute cher, qui va payer ???).

 

Alors que l'informatique et le smartphone sont devenus ordinaires dans la vie sociale, ils ne le sont toujours pas dans le monde scolaire. Il faut préciser ici que veut dire ordinaire. Certains aficionados du numérique éducatif rêvent d'une école hyperconnectée ou encore d'élèves n'ayant plus qu'un ordinateur portable ou une tablette comme matériel scolaire. La vie est beaucoup plus riche et variée que cela. Si certaines activités professionnelles imposent un matériel sur la totalité du temps de travail, on s'aperçoit que les employés soumis à de telles contraintes s'organisent pour échapper temporairement à la tyrannie d'une obligation professionnelle. Dans le monde de l'éducation, à la maison comme à l'école, les sollicitations sont potentiellement variées. Donner l'exclusivité à telle ou telle activité est source de déséquilibre potentiel, surtout lorsque l'on en arrive à une sorte soumission, voire d'addiction (au sport, aux écrans etc.). L'enjeu de l'éducation, c'est la constitution d'équilibres respectueux pour le devenir de chacun. C'est cela qui permet le développement personnel et culturel. Or l'informatique et le numérique sont des parties intégrantes de la culture actuelle. Qu'on l'approuve ou non, la question est d'abord de prendre en compte le monde tel qu'il est. Et sur ce plan l'école s'éloigne progressivement du monde qui l'entoure, enfermant d'ailleurs ce qu'elle désigne dans les actes comme culture, dans une sorte de distanciation. C'est cette distance qui a introduit un déséquilibre important, car elle s'est construit contre et non pas avec ce qui est ordinaire dans la vie de chacun.

 

Revisiter la conception du socle numérique

 

En mettant l'ordinateur (ou toute autre forme de moyen technique informatique) "à portée de la main", c'est tenter de le rendre suffisamment ordinaire pour qu'il ne soit ni un objet d'exception ni une mise à l'écart. La salle informatique ou encore les chariots mobiles produisent cet effet d'exception qui rend chaque utilisation associée à une valeur symbolique forte. On a bien connu cela dans les années 1980, avec la salle du nanoréseau où l'on se rendait de manière quasi-religieuse. On connaît aussi cela quand l'enseignant pouvant enfin accéder à la valise de tablettes monte une séance spécifique, car il a fallu la réserver plusieurs semaines auparavant. Rendre ordinaire, c'est faire en sorte que l'usage d'un moyen spécifique s'articule le plus aisément et naturellement possible avec les autres moyens et non pas par opposition à ces autres moyens. Pour cela, la pédagogie n'est pas forcément d'un grand secours si elle n'interroge pas aussi les objets d'apprentissages, leurs spécificités et, justement leurs liens avec le monde numérique. S'il n'y a pas de pédagogie numérique pas plus que de transformation de la pédagogie par le numérique, il y a une nécessité de situer le numérique dans toute pédagogie, quelle qu'elle soit. Individualisante, collective, collaborative, par problème, par expérimentation, par activité, inversée, renversée, etc. les pédagogies de toutes sortes vont pouvoir placer le numérique "au bon endroit".

 

Le bon endroit du numérique dans l'éducation, c'est celui qui permet à l'enfant de situer et se situer par rapport à l'objet technique (matériel comme logiciel). Si l'on veut permettre à un enfant d'aborder le monde outillé culturellement et donc intellectuellement, on ne peut se limiter ni à l'usage, ni à la discipline informatique, ni aux contenus (EMI), mais bien sûr interpeller chaque aspect au moment où cela est pertinent. Mais pour le faire, il faut que l'ordinateur soit à portée de la main, disponible selon les besoins, mais sans un protocole ou une procédure qui ajoute à l'objet technique une difficulté supplémentaire organisationnelle ou autre. Les pratiques sociales des moyens numériques sont telles que chaque enseignant, chaque éducateur a de nombreuses occasions de les convoquer pour son enseignement. Encore faut-il que sa familiarité en tant qu'éducateur soit aussi acquise. C'est d'ailleurs l'un des enjeux des mois à venir pour la formation : développer la familiarité avec un environnement dans lequel le numérique est aisément et immédiatement accessible. Bien sûr, il va falloir aussi faire la même chose avec les autres enjeux de l'éducation : arts graphiques, musique, éducation physique, langue, expression, etc. Les moyens numériques sont transversaux mais ils n'ont pas à être omniprésents. Ils doivent, à chaque fois que c'est possible et nécessaire, être "situés" et "analysés".

 

On peut espérer que l'évolution actuelle des équipements qui, finalement, rejoint le rêve du plan Hollande, et bien avant celui d'Emmanuelli, va aller dans ce sens et surtout que les enseignants vont pouvoir enfin passer de l'utilisation individuelle du vidéoprojecteur au pilotage d'un groupe d'élèves intégrant les outils numériques de manière "ordinaire". On semble en être encore loin, car tout cela coûte cher, et que tout cela s'oppose à d'autres choix politiques, écologiques, culturels, voire idéologiques. Faudra-t-il suggérer de revenir à la question du BYOD pour parvenir à des pratiques "ordinaires" ? Ou alors les décideurs et surtout les financeurs (surtout s'ils sont les mêmes) devront-ils revisiter leur conception du "socle numérique" en y intégrant l'expérience utilisateur si chère au nouveau Directeur du Numérique pour l'Éducation.

 

Bruno Devauchelle

 

 

Par fjarraud , le vendredi 03 septembre 2021.

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