Bruno Devauchelle : Le numérique, l'autocensure et l'éducation 

Peut-on mesurer la capacité de l'autre à accepter ou non nos propos ? Impossible dans certains cas, mais malgré tout, nous le faisons tous, parfois de manière inconsciente. L'élève face à l'enseignant "mesure ses propos" en fonction de ce qu'il pense que celui-ci attend. Il apprend ainsi à s'autocensurer. Un bon élève serait ainsi celui qui maîtrise sa parole. L'enseignant, face à ses élèves est amené aussi à cette autocensure mais il le fait dans un cadre défini par les programmes et par son statut et sa mission. Les enseignants permettent aux élèves de s'approprier la démarche et de comprendre d'une part la nécessité de "mesurer sa parole", mais aussi de mesurer les formes de réception de cette parole, en particulier dans les commentaires rendus possibles par le web (un blog par exemple). Malheureusement on préfère souvent débattre de grands concepts philosophiques et politiques que de s'interroger sur la manière dont le quotidien de la parole façonne notre société, en particulier dans une ère de la popularité en ligne.... et sur les manières de faire pour améliorer cette éducation.

 

S'exprimer en public a changé de dimension

 

A l'école, les élèves apprennent à vivre ensemble. Au coeur de ce vivre ensemble se trouve la prise de parole. Les enseignants, au quotidien, tentent d'organiser ces paroles et d'en définir les règles. Si Héloïse Dürler avait démontré que la conception de l'autonomie par les enseignants repose sur la capacité des élèves à intérioriser l'organisation de la classe et les règles de fonctionnement, on peut y inclure la maîtrise de la prise de parole. Savoir-faire silence sans qu'on ait besoin de la demande serait, pour certains, une preuve d'autonomie. Une représentation sociale de la salle de classe se compose, entre autres, du silence des élèves et d'une position presqu'immobile... Cette vision idéalisée de la salle de classe n'est pas celle qui se vit en réalité. Les "bavardages" sont désormais plus acceptés pendant la classe qu'ils ne l'étaient il y a plus de cinquante ans de même que les déplacements dans l'espace classe. Dans les salles d'études silencieuse de jadis, un surveillant, du haut de l'estrade, observait les élèves et notait sur un cahier la liste des bavards et parfois enclenchait le mécanisme de sanction correspondant. Cette image de la parole maîtrisée devait donc être intériorisée au risque de l'exclusion. Le fameux "sur-moi", cher à la psychanalyse, trouve dans l'autocensure en classe un prolongement qui commence par le silence. Mais désormais les prises de paroles se sont multipliées, en classe et ailleurs, en particulier dans les espaces numériques connectés.

 

Que ce soit à l'école ou en dehors, s'exprimer en public est une prise de risque. Parfois calculés, parfois pas, cette parole et ces actes sont de plus en plus susceptibles d'être mis en question, critiqués, voir condamnés ou encore menacés mais aussi, parfois portés aux nues, médiatisés, voir célébrés. L'arrivée du numérique en tant que socialisation des moyens fournis par l'informatique et la mise en réseau via Internet semblent un révélateur d'un comportement humain aux conséquences plus importantes qu'on ne le pense habituellement. La notion de "en public" a pris une nouvelle dimension depuis maintenant plus de trente années avec la mise en réseau informatique. S'exprimer en public a longtemps été lié à la mise en place d'un dispositif spécifique, lourd ou limité. Prendre la parole devant une foule a été rapidement prolongée par l'écrit. Puis l'écrit a été enrichi par les images et le transport de la parole. Cinéma, radio, télévision ont imposé de nouvelles manières de s'exprimer en public. Mais jusqu'à l'arrivée des réseaux informatiques la parole était limitée : devant un public restreint ou médié et médiatisé par des techniques contrôlées. Rappelons que, dans certains pays à l'organisation policière très contraignante, les populations ont été habituées, depuis longtemps, à contenir leur parole afin de ne pas subir les conséquences de propos pouvant provoquer la colère du pouvoir....

 

Chacun de nous construit son autocensure

 

Dès les premiers temps des réseaux, à commencer par le minitel en France, la possibilité d'échanger directement et en public a émergé. Si la technologie du minitel freinait les ardeurs communicantes, l'émergence des services en ligne, précurseurs d'Internet grand public, ont permis l'émergence de ces paroles nouvelles, "im-médiates". Compuserve, AOL, Calvacom... et les forums Usenet, peu les ont connus et peu s'en souviennent et pourtant ils en étaient déjà l'illustration. Dès le début des années 80, le potentiel était disponible. Dans certaines entreprises comme IBM ou Apple, ces espaces étaient monnaie courante, mais principalement en interne, en privé. L'ouverture de certains services au grand public a rapidement révélé l'existence d'échanges houleux, de personnalités étranges (les trolls), mais aussi de nouvelles formes de collaboration (en particulier dans le monde informatique). Le monde scolaire est resté très longtemps protégé de ces nouvelles formes d'expression du fait même de la rareté de la mise en réseau. Seuls quelques enseignants particulièrement engagés dans ces domaines ont exploré et pris conscience de cette émergence.

 

S'exprimer "sans filtre" est une prise de risque que les moyens numériques ont amplifiée. C'est ce qui amène chacun de nous à déployer des stratégies variées pour contenir ces échanges dans des limites supportables. Tenir une parole "audible" et sans risque de répression, quelle qu'elle soit, est une habileté particulière qui se travaille, à défaut de s'apprendre. Les témoignages de harcèlements prolongés en ligne ont récemment mis en lumière un phénomène qui, s'il n'est pas nouveau, implique de nouvelles approches quant à la manière d'enseigner et d'éduquer à l'expression publique. Sans se limiter à ces situations extrêmes, il faut tenter de comprendre comment chacun de nous construit son "autocensure", ou pour le dire autrement, comment chacun de nous est en mesure de tenir des paroles publiques en en mesurant les conséquences. Pour autant, faut-il renoncer à s'exprimer par ce que les conséquences peuvent être importantes ? Qu'en est-il alors de l'engagement, de l'initiative, de la volonté d'agir (karma ?) ?

 

Chacun de nous, de par son éducation dès les premiers jours de la vie, a été très influencé dans sa manière de penser l'autorité de sa propre parole et de la mettre en œuvre. La petite enfance, qui est aussi le temps de l'apprentissage du langage est aussi celui de la construction des interdits intériorisés, pour laquelle le langage, la parole est essentielle, la fameuse question du Non en éducation. On parle parfois d'enfants tyrans, ou de parents submergés (certaines émissions de téléréalité essayant de confirmer cela). On trouve aussi des enfants timides et d'autres "sans filtres". Dans tous les cas la prise de parole, sur la forme comme sur le fond, est un signe important de la maîtrise de soi et donc de l'autocensure (définie comme la capacité à dire ce que l'on pense mais en filtrant ce que l'on pense pouvoir dire).

 

La place de l'éducation

 

Dans la classe, comme à la maison, chaque éducateur tente de faire comprendre à l'enfant ce qu'il convient de dire. Lors d'analyse de propos néfastes d'élèves sur le web (dénigrement d'enseignants, attaques ad hominem etc.) nous avons pu être étonné de l'écart entre les propos des enfants en face à face (en classe ou à la maison) et leurs propos sur le web. Cela tend à suggérer que ces jeunes modifiaient ainsi leurs règles d'autocensure, dès qu'ils pensaient être "invisibles" des personnes à propos desquelles ils s'exprimaient. Malheureusement, des évolutions sont observables en ce moment : outre la possibilité d'anonymat, plus largement, le niveau de violence verbale semble de plus en plus fort. Là encore ce n'est pas nouveau dans nos sociétés (les années 1930 en ont été une illustration), mais ce qui déroute c'est qu'il semble qu'il y ait un changement de niveau d'autocensure et que certains ne proposent pas d'autre solution que la censure la plus stricte ou la répression. Et dans le même temps, dire ce que l'on veut sans aucune retenue est à portée de chacun. A-t-on ouvert une boite de Pandore, un tonneau des Danaïdes ?

 

Chacun de nous s'autocensure d'une manière ou d'une autre, selon les circonstances. Le degré d'engagement des propos de chacun de nous dépend aussi de la perception qu'en ont ceux qui les lisent, entendent ou voient. Peut-on mesurer la capacité de l'autre à accepter ou non nos propos ? Impossible dans certains cas, mais malgré tout, nous le faisons tous, parfois de manière inconsciente. L'élève face à l'enseignant "mesure ses propos" en fonction de ce qu'il pense que celui-ci attend. Il apprend ainsi à s'autocensurer. Un bon élève serait ainsi celui qui maîtrise sa parole. L'enseignant, face à ses élèves est amené aussi à cette autocensure mais il le fait dans un cadre défini par les programmes et par son statut et sa mission. L'écart de statut mais aussi de personnalité peut amener à ces incompréhensions des élèves (des parents se plaignent par exemple de propos ou de choix d'un enseignant) allant jusqu'au drame (rendons hommage ici à Samuel Paty).

 

Des enseignants ont, depuis longtemps travaillé cette question au travers de projets médias. L'école est un lieu de "fabrication d'une parole" et l'enseignant amène l'enfant à la maîtriser. Au travers de projets médias, journaux, blogs et autres podcasts etc. Les enseignants permettent aux élèves de s'approprier la démarche et de comprendre d'une part la nécessité de "mesurer sa parole", mais aussi de mesurer les formes de réception de cette parole, en particulier dans les commentaires rendus possibles par le web (un blog par exemple). les réseaux dits sociaux numériques ont mis en évidence en le rendant accessible à tous le moyen de répondre. Nous avons dans de tels démarches la possibilité d'engager une éducation à l'autocensure qui soit fondée autant sur le respect de soi que sur le respect de l'autre. Reste bien sûr à préciser, expliciter le cadre dans lequel cela est possible. Malheureusement on préfère souvent débattre de grands concepts philosophiques et politiques que de s'interroger sur la manière dont le quotidien de la parole façonne notre société, en particulier dans une ère de la popularité en ligne.... et sur les manières de faire pour améliorer cette éducation.

 

Bruno Devauchelle

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 12 novembre 2021.

Commentaires

  • Kimbam, le 10/01/2022 à 07:05
    The mind of youth is so poerful it can absorb a lot of knowledge, but the guidance of the parents and teacher is much important.
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