Bruno Devauchelle : Comprendre les sciences à l'ère du numérique 

Former les élèves aux sciences, à toutes les sciences, est essentiel. Pas uniquement en s'intéressant aux productions de la science mais aussi au processus qui les a fait naître. Les jeunes doivent donc comprendre les démarches scientifiques pour mieux en mesurer l'intérêt et l'importance. Malheureusement l'usage des espaces médiatiques variés (médias de flux ou interactifs) a offert un paysage tellement chargé d'informations qu'il est très difficile pour un élève, comme pour ses enseignants, de mesurer la pertinence et la valeur des informations présentées, en particulier sur le plan des démarches scientifiques sous-jacentes. Dans la classe, l'enseignant devra de plus en plus souvent déconstruire les connaissances des élèves acquises à partir d'informations variées présentes sur tous les supports. Cette déconstruction suppose bien plus de connaissances pour l'enseignant qu'auparavant.

 

Un développement continu de la société de l'information

 

Avec la multiplication des sources d'information devenues accessibles pour presque tout le monde, se pose la question de l'accès, de la compréhension, de l'analyse et l'utilisation de toutes ces informations. Les élèves, les jeunes, les enfants font face, bien davantage qu'il y a cinquante ans et plus, à une profusion de sources dont l'accès est très diversifié désormais. Rappelons que le développement de la "société de l'information" commence avec l'imprimerie et l'industrialisation de l'édition. Depuis plusieurs siècle ce développement est continu, il transforme la relation que chacun entretient avec l'information, le savoir, les savoirs. Dans le même temps, la place prise par la science et les techniques, depuis le début du XXè siècle en particulier, interroge l'éducation, l'enseignement et plus généralement la formation de l'esprit du citoyen. Or ces sciences et ces techniques sont de plus en plus diffusés et rendus accessibles de manière directe, presque sans filtre.

 

Former les élèves aux sciences, à toutes les sciences, est essentiel. Pas uniquement en s'intéressant aux productions de la science mais aussi au processus qui les a fait naître. C'est l'une des différences avec l'Educations aux Médias et à l'Information, en cela que les productions sont situées de manière spécifique dans le panorama global de l'information. Pour cela des pistes existent qui vont de "la main à la pâte" aux "savanturiers" en passant par "chercheurs en herbe" pour les plus visibles. Mais il y a plus simplement le travail qui consiste à observer, interroger, expérimenter, toutes démarches qui en pédagogie et dans toutes les disciplines peuvent être mises en oeuvre. De l'analyse d'un texte littéraire à l'observation d'un territoire en géographie ou l'analyse de documents en histoire, il y a suffisamment de matière à explorer et de manières de faire : définir un "corpus" (ensemble de données) à explorer, une méthode pour les recueillir et pour les traiter le tout suivi d'un raisonnement rigoureux qui rende compte de ce qui a été observé, qui fait du lien avec l'existant et qui n'oublie pas d'en montrer les limites. Tous les enseignants qui encadrent des mémoires à orientation de recherche font faire ce travail à leurs étudiants. On peut donc penser que ce travail, parfois un peu formel, s'inscrit dans la formation professionnelle des enseignants lors de leur soutenance de master. Mais est-ce suffisant ? Probablement pas, les méthodes de recherche et les objets de recherche sont si variés qu'il est difficile de toutes les connaître, il faut au moins en avoir conscience : il n'y a pas qu'une bonne méthode universelle de recherche...

 

La crise sanitaire est un formidable objet d'étude

 

Des chercheurs et des philosophes des sciences montrent constamment la nécessité d'une compréhension des recherches pour éviter qu'elles ne soient dévoyées dans un discours public et médiatique pouvant parfois être déconnecté de la réalité. Gaston Bachelard, Karl Popper, Jean Rostand, Claude Bernard, Dominique Lecourt ou encore Bruno Latour sont quelques uns des auteurs qui ont véritablement approfondi la question des sciences, de leurs méthodes et de leurs résultats. On peut aussi évoquer le positivisme d'Auguste Comte et plus largement la tentative d'un rationnalisme scientifique incarné par le mouvement scientiste qui a fortement marqué l'entrée dans le XXè siècle et dont l'idéologie sous jacente sera largement critiquée par des penseurs comme Jacques Ellul. On le voit les chemins du savoir sont complexes et multiples, mais ils n'échappent pas aux débats, mais aussi aux combats, rivalités, oppositions, et parfois même aux violences de la société dans laquelle ils apparaissent.

 

La crise sanitaire est un formidable objet d'étude dans ce domaine de la compréhension des sciences. En effet, les travaux des scientifiques de nombreuses disciplines ont été sollicités, en particulier dans les médias, pour nous aider à y voir plus clair, à commencer par les travaux dans les domaines liés d'abord au virus. Mais réduire l'ensemble de la recherche à celles qui sont présentées dans ces disciplines ce serait oublier qu'il n'y a pas qu'une méthode scientifique, qu'un domaine scientifique, mais plusieurs. Les jeunes doivent donc comprendre les démarches scientifiques pour mieux en mesurer l'intérêt et l'importance. Malheureusement l'usage des espaces médiatiques variés (médias de flux ou interactifs) a offert un paysage tellement chargé d'informations qu'il est très difficile pour un élève, comme pour ses enseignants, de mesurer la pertinence et la valeur des informations présentées, en particulier sur le plan des démarches scientifiques sous-jacentes.

 

L'exemple le plus significatif concerne les témoignages, interviews, chroniques et autres propos tenus publiquement sur tel ou tel aspect de la crise sanitaire. La variété des intervenants est telle qu'il est difficile de mesurer leur degré de compétence/connaissance réel sur les sujets sur lesquels ils sont sollicités. Sans remettre en question les personnes et leurs qualités personnelles, elles expriment aussi des "points de vue", c'est à dire ce qu'elles peuvent dire du sujet en partant de ce qu'elles peuvent en percevoir. Quand un média ou une personne évoque une publication avant relecture par les pairs, cela impose de ne pas en traduire le contenu en certitude. Quand une étude publiée repose sur des échantillons très faibles, voire peu représentatifs, faut-il en faire une présentation en forme de certitude ? Et ces exemples sont illustratifs d'une approche scientifique dont la méthodologie demande à être approfondie et parfois critiquée. Car c'est là que repose la crédibilité d'un travail de recherche. Tout chercheur qui effectue le travail de thèse est censé faire la preuve de sa capacité à effectuer une recherche "crédible". Tout relecteur d'un article, en vue d'être publié, va chercher, dans la méthodologie employée, les bases de la crédibilité du travail qui veut être présenté.

 

Tout simplifier ou enseigner la construction des savoirs ?

 

Dans la classe, l'enseignant devra de plus en plus souvent déconstruire les connaissances des élèves acquises à partir d'informations variées présentes sur tous les supports. Cette déconstruction suppose bien plus de connaissances pour l'enseignant qu'auparavant. Tant qu'il pouvait se contenter d'introduire dans l'espace de la classe les sources, les informations nécessaires pour l'acquisition des connaissances prescrites, il pouvait se protéger. Désormais, les élèves, les étudiants sont aussi en mesure d'accéder à d'autres sources que celles de leur institution, de leur enseignant. Du coup chaque encadrant peut se trouver mis en question sur ses propres savoirs. Les démarches à mettre en oeuvre sont parfois difficiles : mettre en débat, questionner, douter, interroger... cela prend du temps. Or les enseignants manquent trop souvent de temps (les programmes sont souvent trop volumineux en regard de ce que l'on veut qu'ils acquirent réellement). C'est plus globalement l'opposition entre savoirs transmis et savoirs construits qui pose problème. Des jeunes très informés peuvent aussi participer à la construction de leurs connaissances autrement qu'en les ingérant et les restituant à l'instar d'une machine à enregistrer.

 

Permettre aux citoyens d'être éclairés pour participer à la vie de la société, tel est l'enjeu majeur posé clairement dès 1791. L'évolution du contexte de circulation de l'information est tel depuis deux siècles que ce qui pouvait sembler simple est devenu "complexe" (Edgar Morin). Les médias, le web, les réseaux (sociaux ou non) numériques ont accéléré les flux et augmenté leur masse. Faut-il tout simplifier, (cf la pédagogie par objectif des années 1970), ou au contraire faut-il engager des pédagogies et des didactiques qui permettent aux jeunes de rentrer dans ce monde de la construction des savoirs ? Il y a fort à parier que nous n'ayons pas le choix, au risque d'augmenter les fracture cognitives, augmentées par les fractures numériques. Développer une véritable culture scientifique ouverte est un des enjeux importants de la formation des enseignants et par rebond des élèves...

 

Bruno Devauchelle

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 07 janvier 2022.

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