Bruno Devauchelle : Le temps, le numérique et l'école 

L'école s'est construite sur cette idée d'une sorte d'espace protégé qui permettrait aux jeunes d'entrer progressivement dans le monde. Le choc de la généralisation des moyens numériques met en cause profondément cette idée. L'arrivée de l'informatique au début des années 1980 dans les établissements scolaires avait laissé penser à une transformation profonde du système. Quarante années plus tard, on constate que cette transformation n'a pas eu lieu, ou n'a pas été perceptible. Dans le même temps l'informatique s'est socialisée et a envahi la totalité de nos espaces de vie et de notre société. Comment se fait-il qu'un tel écart se soit creusé et que de ministère en ministère les plans se sont succédés sans pour autant que le système se transforme ? Si l'hypothèse de l'inutilité d'introduire l'informatique et le numérique dans l'école doit être écartée, au vu de la récurrence des plans et des évènements qui ont accompagné l'informatique et le numérique en éducation, il ne faut pas négliger la "distance" que le monde scolaire entretient avec la vie en société. Pourtant, une analyse plus approfondie du fonctionnement de l'école, de haut en bas et au travers des contenus qu'elle entend faire passer, montre que l'école est bien au service d'une société qui en retour lui donne ses prescriptions de manière plus ou moins explicite  par exemple avec les "éducations à" et les "nouveaux programmes".

 

Avec le numérique, un autre rapport au temps

 

La théorie d'Einstein a révolutionné la conception de l'espace-temps, dit-on à propos de la relativité restreinte. On peut tenter de faire un parallèle avec le numérique qui a transformé "la perception de l'espace et du temps" pour chacun de nous. Le monde étant à "portée d'écran" désormais, on comprend aisément la transformation que cela opère si l'on compare à la manière dont, au début du XXè siècle, les enfants construisaient leur représentation du monde (cf. Le tour de France de deux enfants, manuel scolaire de lecture d'Augustine Fouillée-Tuillerie, publié sous le pseudonyme de G. Bruno en 1877). Des chercheurs comme Hartmut Rosa ou Dominique Boullier ont mis en évidence le phénomène d'accélération lié à ces développements. Ils ont aussi, à l'instar d'Yves Citton abordé la question de la captation de l'attention au travers de moyens numériques nouveaux (exemple des sollicitations constantes par les alertes automatiques). Ils ont de plus mis en évidence une illusion de domination que peut produire le fait de pouvoir accéder à ces informations aussitôt qu'elles sont construites et diffusées. Voici, parmi d'autres, les transformations d'un monde qui semble devenir élastique. De plus, nous l'utilisons de plus en plus de manière que l'on qualifie (à tort) de naturelle. Or nos enfants qui viennent au monde dans cet environnement sont soumis à ces modifications de perception de celui-ci.

 

La récente crise sanitaire a introduit une nouvelle manière pour l'école de "faire distance". Quand on est à l'école, comment perçoit-on le monde ? Quand on sort de l'école, est-ce encore le même monde ? La fameuse "continuité" qui a souvent servi d'étendard aux décideurs n'est pourtant pas nouvelle, mais elle était cachée, voire interdite. En effet, l'école s'est construite sur cette idée d'une sorte d'espace protégé qui permettrait aux jeunes d'entrer progressivement dans le monde. Le choc de la généralisation des moyens numériques met en cause profondément cette idée. Si jusqu'à la fin du XXè siècle l'école pouvait se sentir protégée et protectrice, elle était pourtant désignée déjà comme de plus en plus en décalage avec la société en particulier pour certaines populations pour lesquels l'école et même le savoir, ne faisaient plus sens. Si la télévision avait été dénoncée comme instrument de cette déconstruction du sens entre 1960 et 2000, le numérique est associé aux mêmes mots. Pour l'école, la question centrale est d'abord une analyse de posture puis la mise en place d'une vision éducative incluant ce contexte qui a autant évolué.

 

Le changement de posture, c'est d'abord la prise en compte du temps. Il semble nécessaire de donner du temps pour qu'enseignants et élèves puissent ne pas se sentir enfermés par le temps prescrit des programmes. Beaucoup d'enseignants témoignent de ce besoin de temps dès lors que le numérique est utilisé. Non pas pour des raisons techniques (quoique encore trop présentes) mais surtout pour des raisons d'apprentissage : lorsque le monde étudié se réduit à la page du manuel scolaire, l'enseigner est beaucoup plus rapide que lorsque l'enseignant souhaite que ses élèves perçoivent le monde au travers de la multiplicité des supports disponibles d'une part et que, d'autre part, ils veulent favoriser les approfondissements autour des questions vives de notre monde contemporain (climat, violence, alimentation, santé...). De plus, la porosité désormais plus grande entre le temps de l'école et le temps personnel de travail des élèves (et aussi des enseignants) doit être prise en compte. Apprendre prend du temps, consolider des acquisitions prend du temps. L'espace scolaire peut-il devenir un espace plus largement ouvert à la controverse, à la délibération, à la co-construction ?

 

Repenser l'Ecole en partant du dehors

 

La vision éducative à construire semble devoir s'orienter vers le renversement observé : le "en dehors" de l'école a pris de l'avance sur le "dedans". Le dedans maintient sa domination par les programmes, les examens, l'orientation, cela induisant des comportements consuméristes des familles et des jeunes. Partir du dehors pour repenser l'école, en 2022, c'est aussi revenir au débat de 1791 qui a institué l'école justement depuis le "dehors". Pour ce faire, le dehors est désormais, qu'on le veuille ou non, largement modifié par le numérique, aussi bien dans le travail que dans la vie quotidienne. Ces modifications, dont les réseaux sociaux numériques témoignent de plus en plus, doivent donc servir de pilier pour construire une vision éducative pour l'avenir qui inclut ce numérique. Cette vision ne peut se construire que dans le temps. L'idée du renouvellement trop rapide des technologies informatiques et numériques sert trop souvent à l'immobilisme : on ne sait pas où ça va et en plus trop rapidement. Une relecture des cinquante dernières années permet de lire les évolutions et leurs effets dans la société et leur place dans l'école. On est étonné de voir que l'on oublie trop vite les continuités pour préférer les ruptures (la mode de la disruption ?). Et les quelques ruptures sont davantage le faites de quelques gestes symboliques des politiques plutôt que de véritables transformations de fond qui touchent au coeur du système scolaire, de la forme scolaire, le B2i et son abandon en sont un bel exemple.

 

Réintroduire du temps dans l'école suppose de proposer des programmes modulaires partagés entre l'essentiel (le socle) et l'élargissement (approfondissements, spécialités). De la maternelle au lycée, il sera nécessaire de laisser aux enseignants le soin de garantir le socle (incluant bien sûr le numérique) et de favoriser les élargissements selon les contextes locaux. Les moyens numériques devront être alors instrumentalisés au service de l'assouplissement du temps de l'apprendre. Il faudra bien sûr que les commissions qui fabriquent les programmes soient au clair sur la place à donner au numérique dans leurs propositions : défense de pré carré disciplinaires ou défense de la qualité des apprentissages et du projet éducatif pour les élèves ? Cela s'appuie sur un pouvoir politique conscient de ces enjeux et qui les met en oeuvre au sein de toutes les structures qui dépendent de lui en leur donnant une véritable feuille de route, fondée sur le sens. Le temps, c'est aussi une manière de vivre, une manière d'être. Or le numérique tel qu'on l'observe dans nos sociétés est un des acteurs principaux de l'accélération et de la captation du temps humain. Soyons en conscients de cela pour assurer un meilleur avenir aux jeunes de nos sociétés.

 

Bruno Devauchelle

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 10 juin 2022.

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