Bruno Devauchelle : Numérique : Faut-il avoir peur du grand remplacement ?  

L'ordinateur, doté d'intelligence artificielle, va t-il remplacer le professeur ? Certains articles nous poussent à croire que c'est déjà fait. Bruno Devauchelle revient sur ce mythe et en montre l'ancienneté. Derrière l'idée de la machine à enseigner, il voit notre gout pour l'habituel et le normatif.  Une appétence qui se développe aussi à l'école avec le conformisme scolaire. "S'il faut en arrêter avec le mythe du remplacement des enseignants par les machines, il est nécessaire de repositionner l'enseignement, la transmission dans un contexte de société numérique avec les problèmes nouveaux qu'elle fait émerger"...

 

Mécaniser l'enseignement, un vieux fantasme

 

Et si un jour la "machine" remplaçait l'enseignant, comme l'annonce cet article ? Plus sérieusement, s'adressant au nouveau ministre Philippe Meirieu écrit : "Je sais bien que certains caressent le secret espoir de remplacer une partie (quand ce n’est pas le tout) du travail des professeurs par le numérique, mais j’espère que, comme moi, vous ne voudrez pas vous y résoudre : vous savez que ce qui se joue dans la relation pédagogique est irréductible à un dressage par la machine, aussi sophistiquée et performante soit-elle. Vous savez que la songerie du learning analytics, au prétexte de « s’adapter » aux individus, les fige dans une hypothétique « nature » et définit leur avenir à partir de leur passé… essentialisation insupportable contre laquelle vous avez toujours lutté.". Ces affirmations demandent à être approfondies et analysées. En effet, l'idée d'un "grand remplacement" des enseignants par les machines n'est pas nouvelle. C'est une sorte de "marronnier" mais aussi un "épouvantail" qu'énoncent systématiquement tous les sceptiques des technologies éducatives lors de chacune de leurs évolutions. Ce type d'argument est à rapprocher de toutes les peurs qui s'expriment dès lors qu'une technologie nouvelle apparaît comme l'avait bien montré Jacques Perriault, il y a de nombreuses années. Cependant, il ne faut pas rejeter cette question sans essayer de comprendre et de la resituer.

 

Le fantasme de la transformation pédagogique par le numérique est présent dès le début de l'informatique scolaire comme on peut le lire dans de nombreux documents dès les années 1980. À ce rêve s'ajoute celui, bien antérieur, de la mécanisation de l'enseignement/apprentissage et par là, l'utilisation de moyens techniques pour y parvenir. La thèse de Virginie Zampa (Les outils dans l’enseignement : conception et expérimentation d’un prototype pour l’acquisition par expositions à des textes, 2003, Grenoble ) illustre cette question (page 66), rappelant les arguments de ses concepteurs. "La machine est là pour permettre une mécanisation de certaines tâches telles que la correction et le passage à l’unité suivante. Les unités se suivent linéairement dans les machines de Skinner". Reprenant l'exemple de la machine de Pressey (1920) et ses successeurs critiques (Skinner, Crowder), on peut constater que le souhait de certains chercheurs, expérimentateurs et inventeurs, s'appuie sur des travaux de psychologie pour tenter de comprendre les mécanismes de l'apprentissage et les mettre en oeuvre au travers de machines à enseigner. On peut s'interroger sur la permanence de cette dimension fantasmatique de la modélisation du fonctionnement du cerveau dans la machine. Dans la suite de ces propositions, comme l'enseignement programmé, on comprend aisément pourquoi cette question du "remplacement" des enseignants par les machines est toujours d'actualité, Philippe Meirieu s'en faisant l'écho actuellement. On peut même s'interroger sur certains propos de "spécialistes" de sciences cognitives qui prolongent souvent l'analogie de manière implicite.

 

Une "autre place" pour le professeur ?

 

Dans sa thèse Viginie Zampa montre que les prémices des learning analytics ou encore de l'adaptive learning sont en place dès la première machine à enseigner de Pressey (1920) : "une machine automatisée pour corriger les questions à choix multiples (Q.C.M.) [...] Les questions réussies ne sont plus représentées et le système permet de garder la trace des réponses fournies.[...]  Mais elle ne se limite pas non plus à une simple correction automatique de QCM : elle est interactive (le changement de question se fait en fonction de la réponse), légèrement adaptable (elle ne représente pas les questions réussies) et il s’agit de la première machine gardant une trace des actions de l’apprenant.". L'informatique des années 1980 avec ses "logiciels auteurs" empruntait le même chemin. L'émergence des travaux sur l'intelligence artificielle dans les années 1980 et le retour sur le devant de la scène autour de 2015 - 2020 de cette "IA" ont amplifié ce questionnement. Certains projets comme ceux promus dans le dispositif "efran" et d'autres comme Lalilo par exemple montrent un chemin qui ne peut que questionner : remplacement ou pas ?

 

L'argumentaire commercial de tous ces projets actuels est bien sûr porteur de cette idée de la place indispensable de l'enseignant dans le processus d'apprentissage scolaire. Il s'agit de ne pas effrayer ce monde professionnel alors que les techniques (souvent surestimées) semblent proposer des dispositifs dans lesquels l'enseignant aurait une "autre place". On peut entendre certains concepteurs déclarer que l'analyse des traces permettra d'aider l'enseignant à mieux accompagner l'élève dans ses apprentissages. D'autres, moins bruyants, en sont déjà à proposer que le diagnostic fait à partir du logiciel servirait à "guider" l'action corrective de l'enseignant. Plusieurs vont même proposer que la machine propose elle-même les outils de remédiation. Pressey n'avait pas tort, Philippe Meirieu non plus ? Et pourtant, faut-il envisager un "grand remplacement" à venir ? Au cours des cinquante dernières années nous avons vu apparaître de nombreuses représentations ou expérimentations autour de cette fonction de transmission. Une simple requête dans un moteur de recherche sur le thème "robots enseignant en corée du Sud" renvoie à des articles  nombreux publiés de 2010 à 2021. Ce n'est donc pas une hypothèse à négliger, c'est en tout cas une thématique récurrente dans les médias.

 

Les interactions humaines restent au coeur de la transmission

 

Le problème posé par Philippe Meirieu repose, lui aussi sur une représentation partielle, un peu rapide, de l'acte de transmission (il parle de relation pédagogique) et de la technique des learning analytics (comme reproductrice du passé). Ce qui fascine dans les usages quotidiens du numérique, c'est que la machine apprend vite ce que nous sommes et elle en construit un modèle qu'elle nous propose en miroir déformant. Il suffit d'accepter dans ses usages du numérique toutes les techniques de traçages proposées pour le comprendre : les services proposés reposent principalement sur le fait que nous aimons la conformité à ce que l'on connaît déjà et que l'inconnu et l'incertain nous dérangent. Parfois ces systèmes peuvent aussi, selon leurs concepteurs, proposer de l'inattendu, justement pour susciter la curiosité, l'envie de découvrir. L'usager se trouve donc face à un dilemme : accepter de rester dans sa zone de confort ou aller au-delà au risque d'être déstabilisé. L'école a été créée justement pour mettre de la distance avec la zone de confort (ou de facilité). Mais elle en a perdu de plus en plus l'esprit au profit d'une "conformation" via des programmes et une organisation figée (la fameuse forme scolaire).

 

Il faut reconnaître aux enseignants qu'ils sont devant ce choix : être dans une démarche de reproduction normative ou tenter justement d'ouvrir à l'inattendu. La force du numérique, c'est de mettre l'inattendu à portée de la main. La faiblesse du numérique, c'est de nous inciter à la facilité et à la normativité. C'est pourquoi il est indispensable que les enseignants soient conscients de cette évolution qui n'est pas que technique mais qui est aussi sociale. L'imaginaire social autour de l'enseignement et des métiers de l'enseignement montre une réelle adhésion à l'idée de la "machine à enseigner" (cf. L'ouvrage d'Éric Bruillard sur le sujet). S'il faut en arrêter avec le mythe du remplacement des enseignants par les machines, il est nécessaire de repositionner l'enseignement, la transmission dans un contexte de société numérique avec les problèmes nouveaux qu'elle fait émerger. Oui, nous pouvons désormais accéder à de nombreux outils et dispositifs proposant d'apprendre sans l'école et sans les enseignants. Les Moocs et autres outils d'autoformation numérique sont pourtant générateurs d'une attente "humaine" : l'adaptation aux contextes de vie, car apprendre ne peut être autant décontextualisé que certains l'imaginent.  Les interactions humaines sont au coeur de la vie quotidienne en société et de la transmission, elles sont le moteur de l'adaptation au réel, sachons leur donner une place renouvelée aussi bien dans l'école qu'en dehors, avec ou sans moyens numériques.

 

Bruno Devauchelle

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 17 juin 2022.

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