« Créer une aventure humaine et artistique forte, avec et pour nos élèves, en s’appuyant sur l’énergie du groupe, la richesse des arts vivants et les valeurs éducatives qu’ils véhiculent », c’est ce que porte Chrystèle Boulard, professeure d’éducation musicale et de chant choral depuis 1999. Après avoir enseigné dans des collèges d’éducation prioritaire à Mantes-la-Jolie, Saint-Denis, Aulnay-sous-Bois, dans les quartiers nord de Marseille, elle enseigne aujourd’hui à Avignon où elle mène un projet de comédie musicale qui s’inscrit cette année dans la lutte contre les violences et se veut « un espace de paroles et de sensibilisation ». A la veille des premières représentations du samedi 17 mai et des 4 et 5 juin 2025, elle répond aux questions du Café pédagogique.
Depuis 10 ans, vous montez une comédie musicale avec vos élèves. Dans quel cadre est né ce projet ?
Dès ma formation, j’ai identifié le formidable potentiel pédagogique des projets chorals. Avec le temps, cette approche s’est affinée pour devenir une véritable méthode, fondée sur l’exigence, la créativité et l’éducation par les arts.
Depuis plusieurs années, le projet de comédie musicale scolaire réunit une équipe pluridisciplinaire de 20 enseignants, 8 intervenants artistiques, sur 5 établissements.
Seule une parenthèse de sept années, dans les Hautes-Alpes auprès d’un public mixte, est venue ponctuer ce parcours. Cette expérience n’a fait que renforcer ma conviction : ces projets artistiques ont un impact profond, quels que soient les contextes. Car au-delà de leurs spécificités, les établissements où j’ai enseigné partagent un point commun essentiel : un certain éloignement de la culture. Or, c’est justement cette culture qui, selon moi, contribue pleinement à l’égalité des chances. Ce projet est né d’une volonté collective suite aux bouleversements des attentats de Charlie Hebdo : celle de créer une aventure humaine et artistique forte, avec et pour nos élèves, en s’appuyant sur l’énergie du groupe, la richesse des arts vivants et les valeurs éducatives qu’ils véhiculent.
Qui participe à ce projet ?
Depuis 2015, nous avons structuré des classes dédiées à la comédie musicale, de la 6e à la 3e, et nous avons progressivement élargi le projet aux élèves de CM2, et même à d’autres établissements partenaires autour de missions artistiques : couture, coiffure, communication, etc.
Le projet est destiné en priorité aux collégiens de notre établissement, mais aussi à un public plus large : familles, enseignants, scolaires extérieurs, institutions, et de plus en plus, un public fidèle, qui revient chaque année.
Quel est le thème travaillé avec les élèves cette année, et pourquoi ?
Chaque année, un sujet de société est abordé et devient le prétexte à une réflexion et une création artistique : le handicap, l’égalité filles-garçons, l’écologie, les libertés, l’estime de soi, le harcèlement…
Cette année, nous avons choisi d’aborder la question des violences – qu’elles soient familiales, sociales, scolaires ou liées au quartier – et de l’insécurité psychologique qu’elles génèrent.
Nous nous appuyons sur des chiffres édifiants : à l’échelle d’une classe de 25 élèves, 5 à 6 d’entre eux sont potentiellement victimes de violences, souvent au sein même du cercle familial.
Nous observons également un phénomène nouveau et préoccupant : une recrudescence d’élèves porteurs d’armes blanches. Non pas par volonté de nuire, mais par besoin de se sentir en sécurité dans un environnement perçu comme menaçant. Parfois, les parents en sont conscients. Cette réalité témoigne d’un climat de peur qu’il nous semble urgent d’interroger, de rendre visible pour protéger nos élèves.
Notre projet implique 150 élèves – dont 50 sur scène – et sera présenté le 16 mai devant plus de 400 enfants. Ce spectacle sera donc aussi un espace de parole et de sensibilisation.
C’est un projet et spectacle au croisement des arts et des pratiques professionnelles et éducatives. Comment travaillez-vous en synergie ?
Le projet s’appuie sur une collaboration interdisciplinaire structurée, mobilisant l’ensemble de la communauté éducative ainsi qu’un réseau d’acteurs culturels et professionnels. Les enseignants, issus de différentes disciplines, encadrent les élèves, animent des ateliers hebdomadaires et participent à l’orchestre lors des représentations. Ils travaillent en étroite collaboration avec des intervenants artistiques spécialisés (tissu aérien, théâtre, photographie, etc.), qui assurent un encadrement technique et créatif de qualité.
Ce projet bénéficie du soutien actif de plusieurs partenaires institutionnels et culturels : l’Opéra Grand Avignon, la Fondation pour les mal-logés, le programme NEFE de l’Éducation nationale, la mairie d’Avignon, entre autres.
Plusieurs filières professionnelles issues d’établissements voisins y sont également associées :
– la section Métiers de la Mode et du Vêtement du lycée René Char, en charge de la création des costumes ;
– la section Production Service Restauration, responsable du buffet de réception ;
– la section Coiffure du lycée Maria Casarès ;
– la section Signalétique et Décors Graphiques du lycée du domaine d’Eguilles.
Au sein du collège pilote Mathieu, chaque élève, de la classe de CM2 à la 3e, participe à trois heures hebdomadaires d’ateliers artistiques. Les disciplines proposées sont variées : théâtre, danse, acrobatie, couture, photographie, communication… Une chorale commune rassemble l’ensemble des élèves autour d’un projet fédérateur.
Chaque année, une création originale est conçue et mise en œuvre intégralement. Cette exigence de renouvellement favorise la cohérence et l’ambition du projet, tout en s’adaptant à un groupe d’élèves partiellement ou totalement renouvelé.
Ce fonctionnement en réseau favorise l’ouverture, la professionnalisation progressive des élèves, et pourrait servir de modèle à d’autres établissements.
Côté élèves, comment cela se passe ?
L’implication des élèves est souvent immédiate grâce à l’originalité et à la multiplicité des ateliers proposés. Ce qui demeure plus difficile, c’est l’engagement dans la durée : l’assiduité, la rigueur des répétitions, le travail intensif. Et pourtant, au fil du processus, beaucoup se découvrent des talents insoupçonnés, apprennent à coopérer, à s’exprimer, à se dépasser.
L’engagement que ce projet exige – sur le temps scolaire comme en dehors – constitue en soi un véritable apprentissage.
Les cinq résidences (organisées les vendredis et samedis) sont des moments d’une intensité rare, un espace de partage entre adultes et enfants, où se construit un cadre bienveillant et exigeant.
Ce projet agit comme un révélateur : il donne du sens, développe la confiance, et participe activement à l’épanouissement personnel et scolaire des élèves.
Nombreux sont ceux qui témoignent, parfois des années plus tard, de l’impact profond et durable de cette expérience sur leur parcours. Pour beaucoup, la comédie musicale représente un déclic – artistique, humain ou scolaire – mais dont la temporalité nous échappe. Cet effet se manifeste parfois au moment du spectacle, mais bien souvent plus tard, en silence. Il n’en est pas moins réel.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
