« Il est peu d’autres démocraties au monde, peut-être aucune, où une telle chose serait possible : le Premier ministre est toujours en poste alors même qu’il est avéré qu’il a menti à plusieurs reprises à la représentation nationale, et qu’il avait ignoré, comme ministre et comme élu local ayant les moyens d’agir, de nombreuses alertes. Qu’il ait pu parler de « continent méconnu » a été vu à juste titre comme une gifle insupportable assenée aux victimes, outre qu’il s’agit d’une défausse lamentable » juge le sociologue Marc Joly, auteur en 2024 de l’essai La pensée perverse du pouvoir (Anamosa). Le Café pédagogique lui pose quelques questions.
Dans votre ouvrage, vous établissez un parallèle entre E. Macron et F. Bayrou, nommé Premier ministre en décembre 2024. Pouvez-vous le résumer ?
Dans La Pensée perverse au pouvoir, je consacre en effet pas mal de développements à la relation entre Bayrou et Macron. L’histoire de cette relation est sans doute le meilleur observatoire pour comprendre ce qu’aura été l’imposture sidérante du macronisme. Bayrou a intégré dans sa trajectoire cet imprévu qu’a été l’émergence de Macron, rationalisant ses échecs, et, à partir de 2017, il a ainsi complètement lié son sort à celui du président. Ils sont les complices d’un même braquage démocratique. Sur la réforme des retraites, notamment, Bayrou est là pour protéger jusqu’au bout Macron et les grands intérêts économiques et financiers… Sa seule stratégie est donc de gagner du temps.
Foncièrement, Macron et Bayrou sont deux hommes de droite anachroniques qui, sous des dehors de modération et de bienveillance (Macron n’a pas fait illusion très longtemps, mais suffisamment pour être élu en 2017…), ont en vérité une conception très autoritaire et hiérarchique de la société et de la politique. Ils sont au service du monde des affaires, du capitalisme financier, et mentent ou se leurrent eux-mêmes en prétendant le contraire.
Différemment, l’un et l’autre se surestiment énormément – ce qui les conduit fatalement à s’enfermer dans des dénis intenables lorsqu’on les place face à leurs limites ou contradictions (le déni de leur infaillibilité allant de pair avec le déni de la valeur d’autrui, jusqu’au dénigrement le plus outrancier, jusqu’à la provocation blessante). Celles et ceux qui n’avaient pas prêté beaucoup d’attention aux paroles de Bayrou ou à ses écrits (je pense à son livre Résolution française, publié début 2017) ne soupçonnaient pas, je pense, qu’il puisse être aussi creux intellectuellement, aussi fondamentaliste en matière de religion et, surtout, aussi malhonnête.
Personnellement, je n’ai pas été surpris. Je n’en suis pas moins vraiment choqué, ayant connu l’enfer de l’internat, par l’affaire Notre-Dame-de-Bétharram. Il est peu d’autres démocraties au monde, peut-être aucune, où une telle chose serait possible : le Premier ministre est toujours en poste alors même qu’il est avéré qu’il a menti à plusieurs reprises à la représentation nationale, et qu’il avait ignoré, comme ministre et comme élu local ayant les moyens d’agir, de nombreuses alertes. Qu’il ait pu parler de « continent méconnu » a été vu à juste titre comme une gifle insupportable assenée aux victimes, outre qu’il s’agit d’une défausse lamentable.
De fait, et encore une fois chacun dans son style, Macron et Bayrou n’ont pas de vraie considération pour les victimes ; tous deux valorisent les puissants, les « winners », tout en fantasmant un petit peuple docile, reconnaissant et dur à la tâche, séduit par leur panache blanc.
Enfin, et j’insiste beaucoup sur ce point dans mon livre, ils n’ont aucune pensée de l’alternance démocratique. Il n’est même pas concevable, dans leur esprit, qu’elle puisse avoir des vertus supérieures à celles de la conciliation obtenue sous leur autorité suprême (même si Macron s’identifie fantasmatiquement plus au roi chef de guerre, ou à l’empereur conquérant, quand Bayrou se voit en Bon Roi pacificateur).
En bref, Macron et Bayrou, ce sont deux impostures qui se sont rencontrées : imposture du pouvoir par effraction et imposture du pouvoir à l’usure… Ainsi, en France, c’est fondamentalement l’alliance entre ces deux dirigeants qui paralyse le fonctionnement démocratique normal… Il y a pire, bien sûr, mais du pire, ils nous protègent mal. Il y a de quoi être inquiet.
Pouvez-vous définir le concept de « perversion narcissique » qui est étudié dans votre livre ?
La perversion narcissique est une notion de psychopathologie clinique élaborée par un psychiatre et psychanalyste, Paul-Claude Racamier (1924-1996). Dans l’enquête que j’ai réalisée pendant six ans sur la circulation et les usages de la catégorie (enquête publiée en septembre dernier, à CNRS Éditions, sous le titre La Perversion narcissique. Étude sociologique), je montre qu’elle a eu, qu’elle a, cette catégorie, une fonction sociale très claire : alerter, attirer l’attention sur les comportements de conjoints violents qui, via la manipulation, le dénigrement, la culpabilisation systématique, etc., s’efforcent d’imposer leur supériorité, leur pouvoir absolu, à des partenaires non disposées à se laisser dominer – jusqu’au moment où l’objet, qui leur résiste et finit par leur échapper, doit être détruit en guise de mesure de rétorsion.
Ce processus destructeur est épuisant pour la personne qui en est la cible. J’essaye de montrer que, sociologiquement, il témoigne d’une sociopathologie structurellement masculine, qui consiste à vouloir s’approprier et soumettre à tout prix des femmes pourtant non disposées à se laisser approprier, et dans un univers de lois, de mœurs et de pratiques qui ne reconnait plus comme légitime la domination patriarcale. Sur les plans du vécu, de l’organisation des relations, des défenses à l’œuvre et du mode de pensée prédominant, on a donc une forme clinique cohérente, genrée, qui catalyse en quelque sorte tous les diagnostics que les « psys » sont susceptibles de poser, relativement, pour ce qui les concerne, à toute une série de troubles de la régulation des émotions suscitées par l’objet et la représentation de l’objet, le réel et la représentation du réel, etc.
Ainsi, c’est dans une société qui délégitime la notion même de pouvoir dans l’espace des relations conjugales et intimes, et qui tend à subordonner toutes les relations de pouvoir qui perdurent ouvertement (rapports parents-enfants, lien de subordination juridique inhérent au contrat de travail, etc.) à un principe d’autorité « compétente », responsable et respectueuse de l’altérité, c’est dans une telle société qu’une catégorie comme « perversion narcissique », parmi d’autres, a circulé et a été utilisée comme symbole de comportements « déviants » qu’on n’accepte plus, heurtant par trop la sensibilité moyenne.
Quels mécanismes caractéristiques de la « perversion narcissique » identifiez-vous dans l’exercice du pouvoir du président Emmanuel Macron ?
Dans la pratique du pouvoir d’Emmanuel Macron, on retrouve le même fantasme qui habite les conjoints moralement violents, qualifiés de « pervers narcissiques » : soit le fantasme d’une domination absolue, d’une autorité indiscutable, d’une parole souveraine qu’il suffit de maîtriser pour susciter crainte et obéissance. Il est si visible, ce fantasme, chez Macron, il est agi avec une telle obstination et une telle agressivité qu’il suscite un niveau de détestation assez inédit. On n’a jamais vu ça ! Macron est personnellement détesté : c’est non seulement un fait politique, mais un fait social. C’est l’effet de ce mécanisme typique de la masculinité toxique qui consiste à vouloir soumettre un objet non disposé à abdiquer l’expression de son point de vue et de ses préférences.
Vous parlez de « domination masculine à la folie », de « fantasme de toute puissance masculine » dans votre analyse du pouvoir du président Emmanuel Macron. D’après vous, est-il possible, et si oui comment, d’de éduquer à se protéger de ce système de domination ?
Rien ne sera possible si on ne se donne pas des garde-fous ! Le pouvoir présidentiel procède d’un fantasme monarchique patriarcal, celui du « père de la Nation ». En soi, un tel pouvoir est anachronique, totalement déphasé, y compris sous sa forme gaullienne d’origine, soucieuse de l’assentiment populaire. Mais il devient carrément grotesque, et dangereux, toxique, quand celui qui prétend l’exercer n’a aucun sens des responsabilités. Nous y sommes avec Macron ! Il faudra apporter des correctifs. Au mieux, en finir avec l’institution présidentielle elle-même et passer à une VIe République ; a minima, revenir sur l’élection du président au suffrage universel, supprimer l’article 16, réviser l’article 67 pour qu’il ne soit plus totalement irresponsable, encadrer le pouvoir de nomination du Premier ministre et, enfin, transférer à ce dernier le pouvoir de dissolution.
Car attention : pointer la « folie » de Macron et vouloir continuer comme avant, sans rien changer aux institutions de la Ve République, ce serait catastrophique. De même, critiquer son narcissisme tout en se lavant les mains du soutien qu’on a pu lui apporter, c’est vraiment trop commode. Il faut comprendre ce qui a poussé tant de membres de la classe dirigeante française à le soutenir. Comment expliquer qu’il ait pu à ce point éblouir des décisionnaires et les personnalités les plus influentes ? Il y va de leur conception du monde, de leur rapport au travail intellectuel, de leur appréciation de ce qui a de la valeur à titre de contribution à l’intelligence collective.
Ces élites, très homogènes socialement et scolairement, ne peuvent pas échapper à leur examen de conscience et se contenter de faire valoir qu’elles ont été bernées, qu’elles ne pouvaient pas deviner que cela allait si mal tourner. En vérité, on pouvait parfaitement le deviner. Il ne s’agit pas tant de saisir ce qu’elles n’ont pas compris de la personnalité de Macron que de mettre à nu leurs schèmes de pensée politiques et sociaux, leur conception de l’action publique, leurs réflexes de classe. C’est leur habitus qui est en cause !
Je crois enfin qu’il faut creuser la question de la correspondance entre la « non-pensée » de la perversion et la « non-pensée » du néolibéralisme et de l’européisme comme adhésion mécanique à ce qui advient en vertu d’un pouvoir contraignant hors de portée des démocraties.
Propos recueillis par Djéhanne Gani en mars 2025
Marc Joly, La pensée perverse du pouvoir, Anamosa, 2024.
