Vous faites partie de l’équipe d’organisation du colloque organisé du 7 au 10 juillet à la mémoire de Guy Brousseau. Pouvez-vous rappeler aux lecteurs du Café pédagogique la place et l’apport de son travail concernant l’enseignement, et plus particulièrement les mathématiques ?
Né au début des années 1930, Guy Brousseau a consacré sa vie à essayer de mieux comprendre les mathématiques et les conditions de leur enseignement afin de permettre leur apprentissage au plus grand nombre. D’abord instituteur, il prend une part active dans les années 1960 à un grand mouvement général de refonte de l’enseignement des mathématiques, principalement post-réforme des maths modernes. Avec le soutien de son administration, il complète sa formation universitaire puis développe des recherches au sein de l’université de Bordeaux.
Créateur du COREM[1], il bouleverse alors le monde de l’enseignement des mathématiques. Il défend d’une part la légitimité d’une science expérimentale dédiée à l’étude des phénomènes d’enseignement des mathématiques, et propose d’autre part une véritable révolution, reposant sur l’idée de considérer qu’apprendre les mathématiques, ce n’est pas seulement apprendre un texte de savoirs mais c’est aussi et surtout de comprendre les finalités de ce savoir et certains aspects de son utilité dans des situations concrètes.
Prenant le contre-pied d’approches psychologistes, le projet consiste alors à réinterroger les mathématiques enseignées, les situations dans lesquelles elles prennent corps et les conditions susceptibles de permettre aux élèves d’apprendre les mathématiques en les pratiquant. L’exploration et la mise à l’épreuve minutieuse de ces principes, par Guy Brousseau et ses équipes, ont donné lieu à l’édifice d’un cadre de pensée et de recherche, celui de la théorie des situations didactiques.
Celle-ci s’est développée depuis cinquante ans dans des interactions constantes entre réflexions théoriques et observations de pratiques de classe. Cet apport majeur marque de manière profonde la manière dont nous pensons et pratiquons aujourd’hui l’enseignement des mathématiques, et d’autres disciplines.
L’engagement de Guy Brousseau vis-à-vis de l’enseignement des mathématiques ne s’est en effet pas manifesté seulement sur le plan de la recherche. Au plan national, il a joué un rôle extrêmement important notamment dans l’APMEP[2] et, par cet intermédiaire, il a participé activement à la conception et à la mise en place des IREM[3] (aujourd’hui encore très actifs). Ce sont des institutions originales dans le contexte institutionnel français à partir desquelles des collaborations multiples ont été développées au service de l’enseignement des mathématiques en s’appuyant sur trois pôles : recherche, innovation et formation des maîtres.
Il a été directement à l’initiative de la création d’un groupe national de travail qui réunit les formateurs de maîtres de l’école élémentaire depuis 30 ans : la COPIRELEM[4]. Il a aussi participé très activement à la création de nombreux autres instruments de l’action scientifique collective dédiés à la formation des jeunes chercheurs, aux débats et à la circulation des idées : parmi eux, il faut citer la revue scientifique RDM[5], l’association savante ARDM[6], l’École thématique de Didactique des Mathématiques et le Séminaire de Didactique des mathématiques que cette association organise. La carrière et vie de Guy Brousseau a été marquée par des engagements forts sur le plan international, jouant un rôle majeur dans le développement de l’ICMI[7] et entretenant toute sa vie des liens étroits avec des chercheurs et enseignants de nombreux pays.
Guy Brousseau a été reçu Docteur Honoris Causa de l’université de Montréal en juin 1997 et la première médaille Felix-Klein de l’ICMI lui a été décernée en 2003 .
Parmi les questions approfondies par Brousseau, quelles vous semblent aujourd’hui les questions les plus vives pour les enseignants, qu’ils travaillent dans le premier ou dans le second degré ?
Au cœur des travaux de Guy Brousseau, se trouve la conviction que les difficultés d’apprentissage des mathématiques se situent d’abord dans les mathématiques elles-mêmes et leur épistémologie, et qu’il est possible de surmonter ces difficultés en choisissant soigneusement la manière de les enseigner. Ceci est un renversement par rapport à une tendance consistant à penser que les mathématiques seraient réservées à une minorité d’élèves ou d’étudiants ayant des aptitudes spécifiques.
Sans nier que certaines personnes aient des dispositions particulières pour les mathématiques, comme d’autres pour la philosophie ou la biologie, Guy Brousseau est convaincu qu’il est possible de permettre l’accès des mathématiques au plus grand nombre. Les outils théoriques et méthodologiques qu’il a forgés permettent de mettre à jour certaines des causes effectives, ou certains des phénomènes permettant de comprendre ou d’expliquer des difficultés d’enseignement.
Cette mise à jour permet de reconsidérer le procès d’incompétence fait parfois aux enseignements, notamment ceux du premier degré ; elle permet également d’envisager des pistes pour surmonter ces difficultés d’enseignement.
La théorie des situations se présente ainsi comme une théorie pour l’action, au sens où elle fournit des concepts et des outils méthodologiques dont peuvent s’emparer non seulement les chercheurs, mais aussi les praticiens dans la mesure où ceux-ci peuvent être formés à ces concepts et à ces outils, en lien avec leur activité professionnelle. Ceci a été rendu possible dans les premières décennies par la création des IREMs et de la Copirelem déjà mentionnée, mais aussi celle de la Corfem qui concerne le second degré.
Aujourd’hui, l’idée que tous et toutes doivent avoir accès aux mathématiques a fait son chemin dans l’institution scolaire et la société, mais la question qui demeure est celle des moyens que l’on se donne pour cela. Vouloir entrainer les élèves à réussir les items des évaluations internationales ne fait pas un projet de formation pour l’école ; nous avons besoin de beaucoup plus.
Guy Brousseau a participé à la l’émergence dans les années 1970 et 1980 de la didactique des mathématiques comme une discipline scientifique de haut niveau, tant en France qu’à l’international. Un enjeu essentiel dans l’enseignement des mathématiques aujourd’hui consiste à faire en sorte que l’institution scolaire reconnaisse la pertinence des apports de ce domaine scientifique pour penser les évolutions nécessaires de l’enseignement des mathématiques et en favorise l’appropriation par les enseignants du premier et du second degré, par la mise en place d’une formation continue conséquente s’appuyant sur les articulations entre la recherche, la formation et les terrains d’exercice. Ce n’est pas ce que l’on observe aujourd’hui avec une réduction drastique des moyens accordés à la formation continue des enseignants, notamment celle fondée sur les travaux conduits dans les IREMs.
Pouvez-vous illustrer par un exemple (premier ou second degré) comment la Théorie des Situations Didactiques peut aider un enseignant à s’attaquer aux difficultés des élèves, pour un apprentissage particulier ?
A travers son propre travail, ou par le champ de recherche dont il a permis l’édifice, Guy Brousseau et ses héritiers ont exploré et explorent encore aujourd’hui tous les domaines mathématiques.
Le travail de Guy Brousseau, en particulier au COREM, s’est d’abord majoritairement porté sur les mathématiques enseignées à l’école primaire. On lui doit par exemple des considérations et résultats fondateurs, qui innervent largement les pratiques de classe actuelles.
On pourra penser aux travaux sur les premiers enseignements du nombre, qui ont notamment permis de mettre au jour le rôle de l’énumération pour contrôler les situations de comptage dans les activités d’exploration des collections finies, afin de réaliser une correspondance terme à terme entre les objets de la collection à explorer avec la liste stable et ordonnée des mots-nombres. Il s’agit de s’assurer que chaque élément a été compté une fois et une seule. Cette connaissance est nécessaire pour toutes les situations de dénombrement qui sont rencontrées de la maternelle à l’université, en mathématiques et aussi en informatique.
Ses travaux ont donc permis le développement d’une grande variété de situations qui permettent aujourd’hui très largement de structurer l’enseignement de la quantité et du nombre au début de la scolarité.
Mais on lui doit évidemment aussi des résultats portant sur l’étude des sens des fractions, l’étude des sens de la soustraction, de la division et de la proportionnalité. Ces résultats essentiels ont nourri des propositions de situations d’enseignement et d’apprentissage, dont certaines sont présentes dans les programmes actuels et dans les ressources institutionnelles.
Les thèmes étudiés concernent également les mathématiques du secondaire. On peut penser à l’étude des conditions de la transition entre arithmétique et algèbre, ou encore celles de l’articulation entre géométrie instrumentée et géométrie déductive. Les travaux précurseurs de Guy Brousseau nous outillent par exemple également sur le thème très actuel de l’enseignement des probabilités à l’école et au début du collège. Notons qu’aujourd’hui, l’exploration des enjeux et conditions possibles d’enseignement des mathématiques à la transition lycée-université ou encore dans des formations professionnelles occupe une place grandissante dans les préoccupations du champ.
Parmi les outils méthodologiques forgés par Guy Brousseau dont peuvent s’emparer les enseignants, on peut aussi retenir celui de variable didactique. Les variables didactiques sont des variables pertinentes pour une situation donnée pour lesquelles les valeurs prises peuvent modifier les stratégies de résolution (coût, validité, complexité) et leur hiérarchie, et sur lesquelles le professeur peut agir en fonction de ses objectifs d’apprentissage.
L’identification de variables didactiques et des choix possibles en fonction des objectifs d’apprentissages visés est un outil efficace pour rendre visibles et orienter les choix dans l’élaboration d’activités d’enseignement et d’apprentissage des mathématiques.
Par exemple, à l’école primaire, pour une situation de dénombrement d’une collection comportant un nombre d’objets entre 10 et 30, on peut considérer la variable didactique « organisation de la collection dans l’espace » avec plusieurs valeurs possible : les objets sont dispersés dans la classe ; les objets sont étalés sur un même bureau ; Les objets sont rassemblés en tas sur un bureau ; ils sont dans un panier ; dans un sac fermé etc. Selon les choix de ces valeurs, les stratégies d’énumérations devront être adaptées. D’autres variables jouent un rôle, par exemple « la nature des objets » ; « objets sensibles versus objets représentés » et naturellement la taille de la collection etc.
Personnellement, qu’attendez-vous de ce colloque ? Une thématique, un moment particulier ?
Le décès de Guy Brousseau, le 16 février 2024, constitue un événement majeur pour la communauté de recherche en didactique des mathématiques, et plus largement pour le monde de l’enseignement des mathématiques et ses acteurs. Ce colloque est d’abord pensé comme un lieu de rassemblement et de partage, à la dimension symbolique toute particulière.
Nous sommes évidemment ravies du caractère très collégial qu’a pris son organisation. De manière tout à fait historique, ce colloque sera le lieu d’abord d’un retour sur les circonstances de l’émergence de notre champ de recherche, dans les années 60, et les principes épistémologiques – souvent militants aussi – qu’il porte.
Mais ce colloque se veut aussi un moment de partage et de réflexion autour du caractère vivant de notre champ de recherche, et plus spécifiquement de la vitalité des concepts et méthodes de la théorie des situations didactiques dans les recherches, les formations et les innovations d’aujourd’hui, que ce soit en France ou à l’international.
Ce colloque permettra de réunir environ 200 collègues, enseignants-chercheurs, chercheurs, enseignants de la maternelle à l’université, membres de groupes IREM, formateurs, retraités et anciens collègues de Guy Brousseau, venant de France mais aussi d’un peu partout dans le Monde, autour de conférences, de communications moins formelles, d’ateliers, de moments conviviaux que nous attendons tous avec impatience.
Votre colloque est ouvert aux chercheurs, mais aussi aux enseignants et aux formateurs. Quel argument pourrait leur donner envie d’y participer ?
Réfléchir à des problématiques liées à l’enseignement des mathématiques, partager ses pratiques, explorer, ensemble, des chemins possibles est évidemment une dimension essentielle du métier d’enseignant, de l’école à l’université. Or même si ces lieux manquent sans doute parfois de reconnaissance, de visibilité, de valorisation, nous avons la chance en France d’avoir des espaces pour ce travail collectif. Nous pensons par exemple évidemment aux 28 IREMs disséminés un peu partout en France et aux foisonnements du travail qui y est produit, au sein de groupes collaboratifs entre enseignants, chercheurs, acteurs du système éducatif.
Mais on peut penser aussi à tous ces collègues qui au prix d’un engagement souvent très fort, font vivre des collectifs entre chercheurs, formateurs académiques, enseignants, au sein des laboratoire de recherche ou dans les instituts de formation des enseignants, ou dans les LéA[8]. Ce colloque est une belle occasion de rendre visibles ces dynamiques, un lieu riche d’échanges entre collègues de divers horizons.
Nous soulignons par ailleurs que les frais d’inscription sont offerts aux enseignants du premier et du second degré en poste !
Propos recueillis par Patrick Picard
Colloque Fondement, développements, évolutions et perspectives de la théorie des situations didactiques, en hommage à l’œuvre de Guy Brousseau
7-10 juillet 2015, Bordeaux
https://guy-brousseau.sciencesconf.org/?lang=fr
[1] COREM : Centre pour l’Observation et la Recherche sur l’Enseignement des Mathématiques (archives vidéos du COREM disponibles sur http://visa.ens-lyon.fr/visa, archives « papier » disponibles au Centro de Recursos de Didáctica de las Matemáticas Guy Brousseau http://www.imac.uji.es/CRDM/)
[2] Association des Professeurs de Mathématiques
[3] Instituts de recherches sur l’Enseignement des Mathématiques
[4] COmmission Permanente des IRem pour l’école ELEMentaire
[5] Recherches en Didactique des Mathématiques (https://rdm.episciences.org/)
[6] Association pour la Recherche en Didactique des Mathématiques (https://ardm.eu/)
[7] International Commission on Mathematical Instruction
[8] Le dispositif des lieux d’éducation associés (LéA) est un dispositif de l’Institut français de l’éducation qui accompagne des recherches collaboratives et met en réseau les acteurs et les projets de ces recherches
