Le film de la semaine : « Rodin » de Jacques Doillon
Comment filmer l’artiste au travail ? Quel récit inventer, capable de donner vie au contexte historique et à l’univers mental présidant au geste du sculpteur Rodin ? En travaillant sans relâche répond le plus simplement du monde le « Rodin » de Jacques Doillon. Née dans l’insatisfaction d’un projet documentaire, poussée irrésistiblement par la métamorphose du sujet en fiction à part entière, la démarche du cinéaste aboutit à la figuration du processus de création, dans une forme originale, en osmose physique avec la matière vivante de la sculpture. Dépouillé des clichés et autres oripeaux spectaculaires, le réalisateur chorégraphie la description d’un combat au jour le jour, celui d’un artisan acharné à la recherche d’une vérité esthétique qui toujours se dérobe. Grâce à la puissance suggestive du jeu de son interprète, Vincent Lindon, Jacques Doillon donne vie sous nos yeux à un Rodin charnel et sensuel, travailleur modeste, amoureux de la vie, artiste visionnaire, dans une proximité sensible et une familiarité bouleversante.
Au cœur de l’atelier
Nous sommes à Paris en 1880, premier chapitre de l’histoire. Rodin (Vincent Lindon) à 40 ans. Il vient de recevoir sa première commande de l’Etat (‘La Porte de l’Enfer’). Il ne tarde pas à rencontrer Camille Claudel (Izïa Higelin), élève fervente, sculptrice talentueuse et bientôt amante exigeante. Pour l’heure, en entrant dans le vaste atelier, ruche bruissant de l’activité d‘assistants sculpteurs et autres praticiens, nous découvrons l’artiste en plein travail. Stature imposante, grande blouse blanche, barbe taillée poivre et sel, regard concentré sur la tâche (les larges mains façonnant une esquisse de sculpture en terre), en quelques touches sur la toile en mouvement, la silhouette familière de Rodin prend vie. Nous croisons parfois Rose (Séverine Caneele), sa fidèle et tendre compagne, plus longuement Camille et les autres modèles, des familiers et quelques artistes contemporains de renom. Nous voyageons de l’intérieur de la maison sur les hauteurs de Meudon aux profondeurs d’un atelier à l’espace surdimensionné en passant par des paysages naturels aux clairières accueillantes et aux arbres à caresser …
Mais nous pénétrons surtout aux côtés de Rodin, au plus près du processus de création. En une danse fluide et imperceptible, tant la caméra épouse les tâtonnements de l’artiste dans sa recherche esthétique, le malaxage de la terre (le matériau préféré, à partir duquel il dit trouver ses formes, plus qu’avec le marbre ou la pierre), l’alchimie des corps et des affects, le chaudron de la création. Au fil des chapitres, ponctués par les discrètes virgules de la partition musicale de Philippe Sarde telles les pulsations du temps long de la maturation d’une œuvre, nous assistons, d’ébauches en formes inachevées, -de fragments abandonnés en assemblages saisissants-, à la lente gestation de sculptures célèbres jusqu’au ‘Balzac’, aboutissement d’un travail de sept ans, non reconnu du vivant de l’auteur. Le cinéaste choisit en effet d’accompagner Rodin durant la période la plus productive de son existence d’artiste, embrassant à la fois la routine de l’artisanat, prise sur le vif, et l’amplitude du geste artistique, son inscription dans un moment important de l’histoire de la sculpture, notamment.
Matières vivantes
Toucher les arbres, pétrir la terre, regarder la nudité, étreindre les corps des femmes, autant de facteurs entrant dans le processus de création. Rodin, sculpteur physique et sensuel, cherche à saisir par son art la sensualité des corps et la chair de la vie.
A ce titre, le personnage de Camille Claudel, la lumière et la gaité de son incarnation Izïa Higelin, résonnent harmonieusement avec l’univers créatif de Rodin. De l’embrasement originel à la longue passion de dix ans, faits d’émulation réciproque et de respect mutuel, le cinéaste nous livre l’interprétation décapante d’un compagnonnage productif, interrompu brutalement par Camille elle-même, cachant sous l’absolutisme d’une exigence de mariage la souffrance de ne pas être reconnue comme sculptrice inspirée au même titre que l’amant adulé. Camille (et son enfermement et sa folie) sort de notre champ de vision mais les femmes restent omniprésentes dans l’existence comme dans l’œuvre de Rodin. Et la circulation libre dans l’atelier des jeunes femmes choisies (et souvent désirées) comme modèles installe dans la fiction une atmosphère de sensualité joyeuse, durable. Dans un regard empathique posé sur son héros, le cinéaste met au jour la coexistence, parfois houleuse, tenace cependant, de la figure apaisante de Rose avec les figures féminines empreintes d’érotisme. Au cours d’une scène de la vie ordinaire, dans la maison de Meudon, Rodin se met à recoudre le bouton du vêtement de Rose, dans un geste anodin, signe silencieux de leur association affectueuse et indéfectible.
Artisanat et modernité
Ainsi se dessine sous nos yeux un Rodin, à la fois prosaïque et visionnaire, terrien épris de la nature et des plaisirs, artisan obstiné et sculpteur sans cesse en quête des formes les plus aptes à saisir une vérité au-delà de la ressemblance, hanté par la chair et le corps, l’énigme de la figure humaine. Pour arriver à pareille incarnation à l’écran, à partir d’un script très documenté, enrichi par une collaboration fructueuse avec les équipes du Musée Rodin, entre autres immersions dans l’univers du sculpteur, Jacques Doillon opte pour le plan-séquence (et le recours à deux caméras), des partis-pris ouverts à la captation du geste artistique dans l’amplitude temporelle et spatiale de son accomplissement. Une plongée dans l’enchevêtrement des matières et des affects de sa gestation. Il choisit aussi de confier ce rôle a priori écrasant au comédien Vincent Lindon. Ce dernier, au-delà des mots, impose immédiatement la force de sa présence physique, la minutie des gestes et des mouvements d’un artisan modeste, l’énergie irradiante d’un être entièrement voué à son travail, dans la solitude de la création. L’interprétation subtile porte ainsi toutes les ambivalences du parcours d’un sculpteur d’exception, de son chemin de plénitude, au-delà des errements et des intermittences de la reconnaissance. Même si le mystère de la transmutation de la matière brute en œuvre d’art reste entier, Jacques Doillon trouve une mise en scène cinématographique en adéquation avec son sujet d’élection. Il filme avec précision le travail inlassable de l’artisan et son « Rodin » nous rapproche du secret de l’artiste. Un film miraculeux.
Samra Bonvoisin
« Rodin », film de Jacques Doillon-sortie le 24 mai 2017
Sélection officielle, Compétition, Festival de Cannes 2017
Autour de « Rodin » : l’art et la manière de filmer le sculpteur au travail selon Jacques Doillon
La sortie du film « Rodin » coïncide avec la célébration du centenaire de la mort de l’artiste à travers de nombreuses initiatives en France et dans le monde. L’œuvre de Rodin est depuis cette année inscrite au programme des Terminales L, option ‘arts plastiques’. Le 3 mai dernier à la librairie Canopé de Paris, une rencontre a réuni des enseignants d’arts plastiques et de cinéma autour du cinéaste Jacques Doillon et de la responsable scientifique du fonds historique au Musée Rodin Véronique Mattiussi. Florilège des propos tenus.
Filmer Rodin le sculpteur en plein travail
-Jacques Doillon : Au tournage, j’ai privilégié les plans-séquences, facilités par le recours à deux caméras. Pour restituer l’amplitude du geste artistique, j’ai ainsi évité le fractionnement d’un montage haché : le film monté comporte environ 800 plans au lieu des 300 auxquels aboutissent mes films habituellement. Comme le cinéma doit filmer un artiste dans l’espace et le temps de son travail et de ses tâtonnements, nous avons avancé avec les comédiens (et les dialogues) dans les scènes sans découpage précis. En progressant, nous avons trouvé la façon de filmer. L’évidence s’est imposée : dans le filmage du travail ce ne sont pas les mains qui importent mais le regard qui compte.
-Véronique Mattiussi : Pour une spécialiste de Rodin, le rapport à la vérité constitue un exercice difficile. Dès la lecture du premier script, j’ai compris que la vision de Jacques Doillon était déjà le fruit d’une immersion totale dans l’univers de Rodin, résultat de ses recherches documentaires approfondies, effectuées avant notre rencontre. Nous lui avons ouvert les archives du Musée Rodin : fonds photographiques, informations documentaires, manuscrits. Nourri par l’apport de ces éléments, il a enrichi sa vision personnelle, avec une dimension poétique que l’on retrouve dans son cinéma. Ici il donne chair et sensualité à l’univers de Rodin.
-J.D. : De manière intuitive, en refusant d’imaginer une représentation visuelle de chaque scène, j’ai fait confiance à la ‘partition musicale’ et aux notes confiées à chaque comédien par les dialogues écrits pour avancer pendant le tournage. En filmant dans la continuité sans coupure, je me suis rapproché de la façon de travailler de Rodin.
J’ai aussi choisi de filmer une période charnière de la vie de Rodin. Il a 40 ans lorsque le film commence, au moment de sa première commande publique et de sa première rencontre avec Camille Claudel. Nous le suivons sur une quinzaine d’années jusqu’à l’achèvement du ‘Balzac’. Cela correspond à la phase la plus productive de son œuvre.
Donner à voir la modernité de l’œuvre
-J.D : Le film montre comment s’apprivoise un tempérament. Rodin a des doutes sur sa carrière mais le poids de sa vocation et l’attachement à son travail le tiennent. Il se produit un véritable combat entre son intériorité et la matière, les torsions de la chair et le travail sur la terre. La modernité réside dans son attachement à la figure humaine. C’est son sujet de prédilection. Ce n’est pas la grande histoire qu’il célèbre. Ce choix, et son esthétique du fragment et de l’assemblage, chahutent les esprits de l’époque. Ainsi passe-t-il sept ans de sa vie sur son ‘Balzac’ : après une documentation très longue pour atteindre la vérité physique, il s’en éloigne, s’affranchit de la ressemblance pour évoquer la puissance créatrice.
-V.M : Le corps au départ occupe une place centrale dans sa sculpture, une dimension ‘sentimentale’ qui lui sera reprochée par les tenants du formalisme. Le cinéaste, dans sa volonté de la précision historique, a l’intuition en même temps de retenir certains éléments pour les intégrer dans son univers artistique. Le résultat est d’une justesse incroyable même dans des aspects inventés. L’audace de Doillon est, à mes yeux, toute ‘rodinienne’ !
-J.D. : Chez Rodin ce qui m’a intéressé à l’origine du projet (d’abord documentaire puis devenu fiction), ce sont les corps des femmes, ceux de ses modèles, la sensualité et l’animalité des hommes et des femmes, un travail célébré d’ailleurs par les féministes de l’époque qui soutiennent Rodin. Un Rodin dénoncé en revanche par certaines féministes dans les années 70. J’ai eu envie de réhabiliter Rodin et de revoir son rôle auprès de Camille Claudel (qu’il a beaucoup aidée en tant que sculptrice même après leur rupture), à l’opposé de l’image proposée dans le film de Bruno Nuytten [« Camille Claudel », 1988]. De même, je vois Camille comme un personnage solaire, plein de fantaisie.
Dans l’atelier la présence des modèles nues est mouvante et c’est de leur circulation dans l’espace que Rodin en saisit certaines postures. Il ne choisit pas d’ailleurs des modèles académiques ni des professionnelles de la pose. Les jeunes femmes évoluent librement sous ses yeux afin qu’il puisse capter des moments qui l’intéressent, dans une confrontation permanente à la nudité des corps.
Solitude de l’acteur, solitude du sculpteur
-J.D. : Vincent Lindon voit Rodin comme un ‘taiseux’. Il compose un Rodin avec son côté ‘taurin’ et son corps massif. Il ne s’agit pas de s’emparer des mots à la manière de stars comme Depardieu a pu le faire. Et le plan-séquence, qui angoissait Vincent au début, est devenu une forme qui le passionne. Il permet en effet, par la prise de risque, une existence plus intense aux comédiens dans leur interprétation ‘live’, dans la continuité. Le personnage de Rodin existe à la fin du film parce que la personne de l’acteur donne une musique particulière à deviner pour deviner Rodin.
J’ai filmé le rapport à la solitude dans un atelier très peuplé. Contrairement à d’autres films sur des artistes dans lesquels le travail n’est pas là, je montre le travail, donc la solitude du travail. Au début du film, dominent les tensions et les torsions, puis un apaisement se produit au fil du récit et la passion qui fait mal devient la passion qui fait du bien.
De toute façon, il n’y a que le travail qui intéresse Rodin. Bien qu’il soit entouré, courtisé, c’est la solitude de la création qui le fait vivre.
Verbatim par Samra Bonvoisin
Par fjarraud , le mercredi 24 mai 2017.