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« Tout le monde n’est pas convié à la table du débat »

La décentralisation des politiques éducatives… Voilà un sujet comme nous les aimons : bien polémiques. A ma gauche, les pourfendeurs du libéralisme et de la mondialisation rampante ; à ma droite, les adeptes de la mise en concurrence des écoles pour s’attaquer enfin au mammouth…

Premier enseignement du colloque organisé par l’ESEN (une première) : les chercheurs sont modestes, voire modérés. Qu’ils soient issus de l’une ou l’autre famille idéologique, les conclusions de leurs recherches permettent de sortir des coups de massues aveugles assénés par les bateleurs idéologiques : non, le système centralisé ne fait pas disparaître les inégalités sociales. Pas plus que la décentralisation aux collectivités locales des politiques éducatives ne crée par magie davantage de réussite scolaire. Il faut aller voir dans le détail. Comme le montre avec brio Nathalie Mons à partir des évaluations internationales disponibles, ce n’est que lorsqu’il sait articuler les marges de manœuvre aux établissements dans un cadre national préservant la valeur des diplômes qu’un système d’éducation peut à la fois gagner en rendement et limiter les inégalités sociales et scolaires.

Evidemment, les chercheurs étrangers sont tombés à pic pour donner chair à certaines craintes françaises, en particulier lorsque Ivan Bajomi (Hongrie) décrit la concurrence féroce entre écoles pour attirer les bons élèves, et marginaliser encore davantage les Tziganes.

Second enseignement de la recherche : elle n’est pas aussi glaciale qu’elle pourrait le paraître. Parce que les domaines qu’elle explore sont nécessairement limités, on pourrait craindre qu’elle se contente de regarder  » par le petit bout de la lorgnette « , sans opérationnalité pour les acteurs de terrain.

Mais la nouveauté, c’est que malgré leur point de vue différent sur le monde, sociologues, économistes ou historiens tissent un savoir de plus en plus cohérent sur ce que nous vivons, chacun à notre place, dans la machine  » Ecole  » : instances de concertations formelles, syndicats en difficultés pour construire des propositions alternatives, dispositifs qui s’empilent dans les établissements en difficultés, injonction managériales au changement qui ne passent pas la porte de la classe, instances de pilotage manquant de légitimité (Agnès Van Zanten)…

« Avons nous plus à craindre du pouvoir territorial que du pouvoir d’Etat ? » provoque Y. Dutercq, qu’on ne saurait suspecter de vouloir renforcer le camp libéral. « Entre l’Etat et les collectivités locales, explique l’historien Antoine Prost, chacun a toujours voulu faire payer l’autre« . Mais si on veut que la démocratisation démarrée dans les années 60 réussisse, dit-il, il faut accepter que le lieu le plus important du système ne soit ni le ministère, ni le rectorat, ni le conseil général ou la mairie, « mais l’établissement lui-même. Et pour qu’un établissement fonctionne, il ne faut pas que son responsable ait 36 interlocuteurs sans marge de manœuvre dans la machine administrative« .

Et pour rester dans cette note positive (voire béate), espérons que les conclusions de chercheurs vont continuer à résonner dans les couloirs immaculés de l’école qui forme les inspecteurs et cadres de l’Education Nationale : rien ne se construit au forceps, mais tout est permis d’espérer à ceux qui acceptent de sortir de leurs certitudes pour entendre dans le partenaire, qu’il soit inspecteur, enseignant, parent ou élu, un morceau de l’espace démocratique dont notre société prétend toujours avoir l’ambition. Mais comme dit Dominique Glasman, « tout le monde n’est encore pas convié à la table du débat« .

Après tout, ce sera ma chute : demander sa part à la table du débat, se faire reconnaître, passe sans doute par le rapport de force indispensable pour se faire entendre de ceux qui ne sont pas prêts à donner leur part de pouvoir. Mais le plus exigeant est l’effort douloureux à fournir pour construire des propositions qui puissent in fine être acceptées comme faisant partie de la « culture partagée » par chacun. Indubitablement, la recherche se donne les outils pour nous y aider. Pourvu que ça dure…

P. Picard

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