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Le ministre de l’Éducation nationale a donc décidé de s’attaquer à la question de l’enseignement de la grammaire, comme il vient de le faire pour celui de la lecture.

La méthode est d’ailleurs la même : ramener dans le droit chemin des enseignants égarés, cette fois sur les chemins tortueux du jargon et de la grammaire de texte.

La caution n’est cependant plus l’éminente neurolinguistique mais la linguistique – celle des années 70 plus précisément. Parmi les propos dont les médias se font l’écho, on comprend qu’il s’agit de revenir à des critères de « bons sens« , en l’occurrence la grammaire de phrase – « ce qui commence par une majuscule et s’achève par un point« , précisait récemment A. Bentolila -, une démarche du simple au complexe et du fréquent au rare – mais le fréquent n’est-il pas souvent complexe ? -, une terminologie classique dans laquelle les parents peuvent se reconnaître, etc.

Ce qui est dénoncé en revanche c’est une grammaire qui serait construite à partir d’un texte, ou d’une situation de communication. Sont également mises en accusation des pratiques d’enseignement hétérogènes, qui auraient renoncé à toute approche systématique, un jargon – dont le défaut majeur est de différer du jargon usuel : « complément d’objet », « épithète » – mais aussi des options jugées à juste titre saugrenues… si elles étaient seulement avérées. Certains n’hésitent pas à prétendre par exemple que les enfants commencent souvent « par apprendre des phrases en sujet inversé »(1).(sic).

D’une façon générale, on ne peut que s’interroger sur le sens d’une initiative dont les motivations réelles demeurent obscures. Quel est en effet l’intérêt d’un enseignement de la grammaire qui ne serait pas au service d’une compétence de communication ? E. Orsenna se plait à souligner que la grammaire est à la langue ce que le solfège est à la musique : un exercice d’entraînement destiné à exercer des aspects techniques.

Loin d’être une activité en elle-même et pour elle-même, l’enseignement de la grammaire n’a donc de sens que si, au bout du compte, il produit des usagers plus habiles dans le maniement de la langue. Or le rapport d’A. Bentolila parle surtout de réhabiliter la leçon de grammaire, de revaloriser un exercice scolaire qui semble n’être que sa propre finalité. Aléas du mouvement pendulaire, cette démarche avait d’ailleurs été, et à juste titre, critiquée dans les années 70. Mais au-delà de la fièvre qui agite depuis quelque temps les milieux institutionnels – dont on aimerait qu’ils se montrent plus audacieux, en faisant par exemple appliquer les Rectifications orthographiques de 1990 -, ce qui surprend c’est surtout la méthode.

Une fois de plus, en France, les décisions sont prises unilatéralement, pour l’édification des masses ignorantes. La prééminence de représentations qui affirment sans jamais prouver n’en est que plus choquante. C’est notamment le cas du diagnostic porté sur l’état actuel de l’enseignement de la grammaire. Doit-on se contenter du jugement d’un ministre qui, dans Le Parisien/Aujourd’hui en France(2), indique qu’ « il suffit de lire un manuel de français pour s’apercevoir que ce que l’on demande aux élèves, notamment en primaire, est inutilement jargonnant et complexe… en tout cas incompréhensible ». Avec les auteurs du rapport, il considère donc que l’enseignement contemporain de la grammaire est le lieu du n’importe quoi, du flou intégral, l’empire de la grammaire de texte… Mais où sont les arguments « objectifs » sur lesquels se fonderait un tel point de vue ? Dispose-t-on d’une enquête montrant que les enseignants ont renoncé à tout enseignement systématique de la grammaire, ou qu’ils se sont voués corps et âme à la grammaire de texte ? Et si c’était le cas – qui sait après tout ? -, ayons la décence d’en faire la preuve. Donnons-nous la peine d’évaluer ce qui est appris et ce qui ne l’est pas. Mais une fois encore, l’opinion tient lieu de démonstration. Vouons donc aux gémonies un enseignement fantasmé, comme le fut récemment la méthode globale de lecture, et expliquons au grand public que l’école est, comme d’habitude, responsable de tous les maux de leurs enfants.

Sur le fond, bien des arguments avancés paraissent également discutables. L’un d’entre eux concerne par exemple la convergence apparemment nécessaire – mais qu’on nous dit aujourd’hui perdue – entre les savoirs enseignés et les savoirs parentaux. Tout enseignement devrait-il donc à jamais rester conforme aux savoirs antérieurement enseignés ? Malgré tout le respect que l’on peut avoir pour de tels savoirs, ne devrait-on pas plutôt donner la priorité aux objectifs que l’on se propose d’atteindre ? Or, en grammaire comme ailleurs, il n’y a aucune raison de penser qu’une connaissance est valable une fois pour toutes. Cet argument est d’autant plus spécieux que le débat porte le plus souvent sur la terminologie grammaticale, et donc sur une explicitation des savoirs. Or c’est bien là le point faible des propositions qui sont faites. En France, depuis des décennies, il est entendu qu’un savoir maîtrisé est un savoir qui se nomme. Cet aspect est d’ailleurs devenu un sport national puisque la grammaire dite « traditionnelle » s’est construite autour de la dénomination de notions, dont il y a fort à parier qu’elle n’a pas pour l’apprentissage les vertus qu’on lui prête. Après tout, la reconnaissance d’un « adjectif » n’a jamais été à elle seule la garantie d’un meilleur usage ou d’un accord orthographique correct. En effet, quels que soient les buts de l’enseignement de la grammaire – le bon usage d’une langue ou la maîtrise d’une orthographe -, on voit mal comment la seule bataille des étiquettes, ou la guerre de la phrase et du texte, permettraient de les atteindre. Car ce dont nous avons besoin pour que l’enseignement soit efficace, ce n’est pas tant de désigner des structures linguistiques – à la manière date des années 70 ou non – que de comprendre comment procèdent les enfants qui apprennent une langue, qu’elle soit orale ou écrite. Or sur ce point, les travaux psycholinguistiques de ces quinze dernières années se soucient finalement moins de terminologie que de maniement de structures, en associant le simple et le complexe selon des modes de traitement propres aux enfants.

A. Bentolila prenait récemment, sur une radio nationale, l’exemple de « pallier ». Il expliquait que la forme transitive – « pallier quelque chose » – avait, par un retour en grâce de la norme, fini par éliminer la construction intransitive – « pallier à ». Quelle que soit la validité de l’argument, l’acquisition de telles tournures plaide rarement en faveur du métalangage. Rien n’est en fait possible sans un entraînement répété, en situation, et sans la mise en place d’une grammaire implicite capable de générer des routines cognitives. Seul l’usage peut fournir les fameuses « instances » – des structures en situation – dont parlent les psycholinguistes. Si l’on considère par conséquent qu’il est plus important de « pallier quelque chose » que de « pallier à quelque chose », ce n’est pas en se querellant sur la meilleure façon de désigner la construction syntaxique mais en renforçant la pratique assidue de ces tournures. La dénomination – et les préoccupations terminologiques qui vont avec – n’est rien sans une solide expérience linguistique. Après tout, les termes de la grammaire sont des signes comme les autres, à cela près qu’ils désignent des fonctions. Rien ne sert par conséquent de nommer une notion, une fonction, si l’on ne dispose pas, au préalable, de sa représentation empirique… qui ne peut se développer que par l’usage. La place du métalangage en grammaire – et celui de la linguistique – n’est pas primordiale. À cet égard, les travaux sur l’acquisition de l’orthographe sont éloquents. Car même si l’on refuse de restreindre la grammaire aux seules fins orthographiques, les positions d’A. Chervel demeurent toujours d’actualité (3). Les travaux sur l’acquisition de l’accord du participe passé, l’un des fleurons de notre orthographe française, ont ainsi confirmé le peu d’aide qu’il y avait à attendre du métalangage. L’explicitation linguistique – identifier un participe passé dans une construction avec avoir ou avec être, par exemple – est bien moins heuristique que le remplacement d’une construction homophone par une construction qui ne l’est pas (« il est arrivé » «- « il est parti » ; « il vient d’arriver » «- « il vient de partir »). Ce qui revient à dire qu’en l’occurrence, un raisonnement analogique s’avère plus efficace que n’importe quel étiquetage linguistique.

Tout le débat autour de la question de « la leçon de grammaire » confirme en tout cas, qu’en France, l’enseignement « officiel » de la langue répugne toujours autant à innover, en s’appuyant sur des recherches contemporaines. En rupture totale avec ce qui se pratique dans tous les autres domaines, la détection – réelle ou supposée – d’un problème d’apprentissage linguistique se solde par un irrépressible désir de retour en arrière. A. Bentolila refuse peut-être « la grammaire de papa » mais la référence à la linguistique des années 70 manque singulièrement d’audace, et de pertinence.

En tout état de cause, un préalable élémentaire consisterait à se demander comment on enseigne vraiment la grammaire aujourd’hui, puis à s’interroger sur la meilleure manière d’aider les enfants, compte tenu de la façon dont ils gèrent la connaissance. Autant de questions dont les réponses ne relèvent évidemment pas de la seule linguistique. Au lieu de cela, on redessine le pré carré d’une grammaire à l’ancienne à l’intérieur duquel se retrouvent les tenants d’une permanence suprême.

Rien ne se perd, rien ne se transforme !

Jean-Pierre Jaffré
MoDyCo, UMR 7114 du CNRS
http://www.cnrs.vjf.fr/umr7114

Villejuif, le 1er décembre 2006

Quelques contributions de Jean-Pierre Jaffré :
L’orthographe française est-elle une exception ?
http://www.cafepedagogique.net/dossiers/onl/index2.php
L’orthographe est un château-fort
http://www.cafepedagogique.net/disci/tribune/60.php


  1. « Les programmes de grammaire au pilori », Marie-Estelle Pech, Le Figaro du 25/11/06.
  2. Entretien publié le 29/11/06.
  3. Rappelons que dans son livre intitulé … et il fallut apprendre à écrire à tous les petits Français. Histoire de la grammaire scolaire – publiée en 1977 chez Payot -, André Chervel montrait que la grammaire scolaire avait été créée pour enseigner l’orthographe grammaticale.

Page publiée le 03-12-2006

  • A propos du rapport d’Alain Bentolila sur la grammaire
  • Sylvie Plane, Professeure des universités en sciences du langage
    – Copernic et la grammaire
  • Jean-Pierre Jaffré, MoDyCo, UMR 7114 du CNRS
    – Quel est en effet l’intérêt d’un enseignement de la grammaire
    qui ne serait pas au service d’une compétence de communication ?
  • Antoine Fetet, maître formateur
    – Mettre les élèves devant des problèmes grammaticaux et orthographiques dont ils peuvent s’emparer
  • Viviane Youx, Association française des enseignants de français :
    – L’ambiguïté de propositions pertinentes sujettes à dérive
  • Patrick Picard :
    – une vision de grand-père, ou un pont entre la recherche et les enseignants ?
  • Pierre Frackowiak, Responsable du SI-EN UNSA du Nord :
    – Peut-on prendre le rapport BENTOLILA pour argent comptant?
  • Viviane Youx, Association française des enseignants de français :
    – de réelles inquiétudes de régressions démagogiques et dangereuses