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Dans l’académie de Caen, les vacances d’hiver commencent le 17 février, et les bestiaires doivent parvenir à Paris au début du mois de mars. Beaucoup de temps est donc consacré à mener à bien le projet, notamment à réaliser les « portraits » des animaux fantastiques à partir de techniques variées : collage de matières, inclusion de fragments de photocopies, dessins et recharges au pastel ou à l’encre, recherche de fonds, etc. Je ne présente pas ces aspects du travail de février, qui n’ont pas un rapport direct avec l’objet de ce journal.

J’en reviens donc à l’élaboration des textes. Après avoir écrit, lors d’une première séance, « Le goro. Le goro, il mange des coccinelles. Il vit en France. », H… poursuit son documentaire imaginaire au fil des jours (ci-dessous, à gauche). Le texte définitif est obtenu après un travail de réorganisation des informations conduit par petits groupes ; il figure dans l’album tel qu’il est reproduit ci-dessous, à droite (le nom de l’animal, maintenant orthographié joro, transcrit la « forme phonique » voulue par H…).

Tous les textes des enfants de grande section sont présentés de la même façon, dans la version manuscrite de leur auteur. Sur l’exemple de H…, on voit à quel point la contrainte de l’écriture d’un texte long dans l’espace somme toute resserré d’un format A4 conduit le scripteur à réduire la dimension des lettres, à les tracer de façon plus homogène, à « écrire droit », à ménager des espaces réguliers entre les lignes – bref, à manifester de réels progrès dans la maîtrise de l’écriture cursive.

La semaine précédant les vacances, les textes du bestiaire étant achevés, deux nouvelles situations d’écriture sont proposées :

  • – une première, le mardi 14, à partir de certains titres des albums d’Edouard Manceau, auteur qui viendra dans l’école lors du salon du livre d’avril : Toc la poule, Badaboum le lion, Tic-Tic la girafe, Chtok-Chtok le chameau. C’est l’occasion d’un jeu sur les relations phonies-graphies. La production de S… (ci-dessous, à gauche) n’est pas la plus consistante obtenue ce jour ;
  • – une seconde, les jeudi 16 et vendredi 17, en prolongement de la précédente, à partir d’une liste des « drôles de petites bêtes » d’Antoon Krings : Adèle la Sauterelle, Barnabé le Scarabée, Carole la Luciole, Frédéric le Moustique, etc. Chacun peut choisir des prénoms sur les listes des enfants des différentes classes de l’école.

S… sait écrire de mémoire cochon, vache et renard ; elle sait lire les noms des autres animaux, qu’elle recherche donc de façon délibérée dans des documentaires pour pouvoir les « reproduire ». Elle écrit kiki, bibi, popo, titi, joujou, foufou, tata, baba, tac tac sans aucune aide, donc selon une démarche proprement phono-graphémique. Pendant ce temps (document non reproduit), A… écrit toto le lézard… après avoir écrit cinq lignes au-dessus tautau le cheval : elle avait demandé à la maîtresse « comment j’écris [o] ? » et celle-ci l’avait invitée à se débrouiller toute seule.

Le 16 février, O… propose : Randy-Bruce la puce / Rosalie la pie / Jennifer la vit père / Axel la truite arc-en-ciel / Jo le mancho / Naomie l’agouti. Les réussites de cette production s’expliquent par des conduites de plusieurs sortes :

  • – le repérage de l’agouti est le résultat d’une recherche dans une faune d’Amérique du Sud pour trouver une assonance à Naomie, alors que les mots truite arc-en-ciel et pie sont identifiés, sur un index d’encyclopédie, par simple similitude graphique ;
  • – l’écriture de vit père suppose une décomposition syllabique mentale, suivie d’une recherche de graphies disponibles (affichées, ou connues) ; à partir d’une analyse syllabique identique, celle de mancho résulte d’une transcription phono-graphémique.

Qu’en est-il des autres, ceux que je n’ai pas cités jusqu’à présent ? Sur les 13 enfants de grande section, 2 peuvent être considérés comme étant « en difficulté », ou tout au moins sensiblement en retard par rapport aux conduites d’apprentissages développées par la majorité des autres enfants. C’est Y… qui a pour l’instant les compétences les plus « fragiles ». Y… a peu fréquenté la petite section. En moyenne section, une fréquentation plus régulière n’a pas permis de progrès sensibles, un manque de sommeil manifeste rendant difficile tout effort de concentration. En grande section, un changement de cadre de vie permet un « partenariat » avec la famille : si les progrès en écriture cursive sont sensibles dès le premier trimestre, les problèmes de compréhension et de mémorisation ne se résolvent pas aisément.

Y… écrit le 14 février :

Des compétences apparaissent :

  • – Y… comprend et mémorise le « sens » de la situation d’écriture, elle se tient à la tâche sans oublier ce qu’elle doit faire, ce qui constitue un acquis récent ;
  • – elle écrit « beaucoup » et de façon autonome (dans cette situation, elle ne bénéficie que d’interventions ponctuelles, comme les autres enfants) ;
  • – elle utilise spontanément l’écriture cursive, et manifeste sa satisfaction de pouvoir le faire (« moi, j’écris qu’en attaché ») ;
  • – elle repère seule les noms d’animaux (dans des mini-documentaires comme Dans la nuit, Sur la banquise…) et pense à donner un « nom propre » à chacun ;
  • – elle imagine ces noms en cohérence avec ceux de l’inducteur proposé ;
  • – elle recherche Bébécédaire, de Bénédicte Guettier, et y retrouve toute seule le mot tétée qu’elle recopie ;
  • – si elle ne réussit pas à contrôler son écrit quand elle trace lollolo, elle y parvient peu après avec titi et toto.

Comme les autres enfants, Y… vit quotidiennement ce corps à corps avec des situations d’écriture, qui induisent un rapport physique, on peut dire sensuel, à la langue écrite. Quand on voit comment ces enfants construisent, chacun selon ses propres cheminements, leur identité de sujet de langage dans ces moments d’écriture répétés, on ne peut ignorer qu’ils occupent déjà le coeur même de leurs apprentissages fondamentaux. Leur engagement, leur jubilation pourraient en faire réfléchir plus d’un sur ce qu’est une situation d’apprentissage.

Pour terminer, je voudrais faire partager un des « petits bonheurs » de ces dernières semaines. Une affichette a été apposée sur la porte d’entrée, Les poux sont revenus, et certains enfants ont demandé qu’on leur lise cet écrit. Plus tard, dialoguant avec un petit groupe, la maîtresse est amenée à écrire un pou. S… lui dit : « T’as oublié le x ! – Non, là il n’y a qu’un pou… ». S… se met à rire, pensant que la maîtresse se trompe, et s’exclame : « Quand i en a plein, c’est un s, pas un x ! ».

Bernard Devanne,
professeur à l’IUFM de Basse-Normandie

A voir également :
– Le « Journal d’une grande section en ZEP » a commencé en janvier :
Janvier 2006
Mars 2006
Avril 2006
Mai 2006

– Une tribune de B. Devanne :
« Il ne sait pas lire i2l »

– Une tribune de B. Devanne :
« A propos de la brochure Apprendre à lire« 

2007 – Lire et écrire en maternelle : après la grande section, la moyenne section