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Les enfants de cette grande section ont, tout au long de l’année, entendu des poèmes de plus en plus éloignés des comptines lues depuis la petite section, de façon qu’ils se construisent un double ensemble de références : au côté du plaisir plus immédiat des mots, des jeux avec les sonorités et les rythmes, l’inscription progressive dans l’univers des images poétiques, dans le  » travail  » de l’imaginaire poétique.

Pendant les mois de mai et juin, un dernier projet d’écriture est dédié à l’invention poétique individuelle. Dès la rentrée de mai, les lectures magistrales se concentrent sur les formes brèves et imagées, en donnant une place importante aux haïkus (voir par exemple Mon carnet de haïkus – 200 haïkus pour les moments de tous les jours, d’Anne Tardy) ; à partir de la mi-mai, les enfants commencent à écrire ce que leur inspirent des reproductions de tableaux, notamment impressionnistes. La maîtresse choisit ceux-ci en tenant également compte des titres, qui peuvent être à la fois source d’inspiration et aide à l’écriture : à titre d’exemples, Falaise au bord de la mer de Caillebotte, Paysage de la Martinique de Gauguin, Les coquelicots à Argenteuil de Monet, ou encore Au bord du lac, de Berthe Morisot… Pour Z. comme pour les autres enfants, l’écrit spontané (à gauche) est « réfléchi » par la relecture de textes poétiques et le dialogue avec les pairs : la « pensée poétique » commence à prendre corps, on évoque l’importance des saisons, d’où cette réécriture de Z. :

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Les écrits poétiques obtenus sont très divers, comme en témoignent les deux autres exemples ci-dessous, dus à H. et S.. Une analyse réflexive se dessine, sous une forme typique des enfants de cet âge : à la lecture de nouveaux haïkus, N. s’exclame « Il fait comme nous ! » Ces écrits très brefs sont autant d’occasions de s’entraîner à l’écriture cursive avec la contrainte du papier ligné. Par la suite, ces textes seront calligraphiés, mis en espace, sur un beau papier non ligné. A la fin de l’année scolaire, chaque enfant devrait repartir avec le livret individuel qui en résultera (un texte par page, format ½ A4) et le recueil dactylographié de l’ensemble des productions de la grande section.

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Il me semble important de souligner que la variété des situations d’écriture évoquées depuis le début de ce journal (bestiaire d’animaux fantastiques, inventaires de « drôles de petites bêtes », composition narrative, énoncés de problème, comptines, devinettes) a toujours répondu à un double souci : d’une part, conduire les enfants à rencontrer en actes de production crayon en main les types d’écrits et de textes proposés en lectures magistrales régulières dans l’espace-livres (à l’exception des contes évidemment, et d’autres textes complexes) ; d’autre part, leur permettre de s’impliquer dans des formes contrastées, chacune créant un « appel d’écriture » plus ou moins fort selon les personnalités, ce que manifestent clairement les prises d’initiative d’écriture lors des moments autonomes de l’accueil, qui se doublent de réelles prises d’assurance. Parce qu’elles sont profondément « identitaires », ces conduites individuelles sont marquées par d’autres initiatives, à caractère plus ludique, qu’il est fondamental d’accepter : ainsi F. signe maintenant ses travaux super F., puis super F. batman jacques… S. commence à l’imiter, et voir leur plaisir est un vrai plaisir.

Les situations de lecture – à proprement parler – progressent parallèlement : titres de nouveaux albums ou de recueils de poèmes, textes répétitifs, comptines, écrits des pairs… En cette fin du mois de mai, la préparation pour juin d’une journée au bord de la mer, et plus spécifiquement celle de la visite de la  » Maison de la mer  » à Courseulles, est l’occasion de découvrir de nouveaux documentaires sur la faune marine acquis pour l’occasion (notamment Les poissons des côtes de France, éd. Ouest-France) et d’accéder à une foule d’informations sans lesquelles cette visite serait moins fructueuse : sur l’hippocampe, le syngnathe (ou grande aiguille de mer), la raie, le requin, la murène, la rascasse, etc. Dans le prolongement des travaux conduits notamment en janvier (cf. journal de janvier), la comparaison de ces nouvelles notices, entre elles et avec les précédentes, conduit les enfants à s’approprier des formes plus élaborées de l’organisation d’un documentaire et à rencontrer une autre terminologie.

Une situation de lecture-écriture pensée pour être « problématique » m’a permis, le 19 mai, de faire une analyse précise des comportements des enfants dans les phases successives de l’activité. Comme, dans les moments d’accueil, certains d’entre eux dressent régulièrement des listes (prénoms, objets, couleurs…), l’idée était de finaliser cette habitude. Le petit Poucet vient d’être lu, relu, ainsi que Jacques et le haricot magique. La maîtresse s’appuie sur un texte de Régine Detambel extrait de Le Mémo des gens merveilleux (dans une version simplifiée). On note qu’aucun indice externe ne permet d’en anticiper la fonction ou le sens, et qu’il faut donc le décoder littéralement.

LE PETIT POUCET

Liste des choses
à mettre dans mes poches
pour ne pas me perdre dans la forêt

des cailloux de couleurs vives

un sac de miettes de pain

une boîte de craies pour tracer des flèches sur les pierres

une boîte de mouchoirs rouges (à accrocher aux branches)

de la peinture fluo

Ce document est d’abord proposé à la lecture individuelle. Côte à côte et s’épaulant mutuellement, F. et S. décodent à mi-voix l’intégralité de l’écrit (d’autres y parviennent partiellement) : la longue et complexe phrase nominale servant de sous-titre, délibérement conservée, ne leur résiste pas plus qu’un autre énoncé. Après relecture magistrale, les enfants commentent collectivement la fonction du message et interprètent chacune des lignes de la liste. Puis, sur une autre feuille, ils découvrent, à nouveau en lecture individuelle, l’énoncé suivant imaginé de toutes pièces :

JACQUES

Liste des choses
à ne pas mettre dans mes poches
pour pouvoir grimper au haricot magique

Dans cette situation, Ö. se prend au jeu et remplit deux pleines pages, certes dans une ample calligraphie : un éléphant, un manège, un gratte-ciel, un toit, une ferme, un moulin, un chalet, un lit bleu, une commode, une ambulance, une locomotive, un hélicoptère, un paquebot, une église, une usine, une ancre, un phare, un sous-marin, un château-fort, un carrosse, un bâtiment, une maison. Après avoir écrit le premier substantif, Ö., qui a parfaitement compris le « sens » de cette liste, cherche dans un gros imagier les pages consacrées aux bâtiments, aux meubles, aux moyens de transports, et prend un plaisir manifeste à choisir les objets les plus impossibles à glisser dans les poches – c’est la première fois qu’il parvient à gérer une situation d’écriture en totale autonomie, la pratique de la langue française ayant constitué pour lui jusqu’à une période récente un obstacle majeur.

La liste proposée par H. mérite la reproduction intégrale dans sa version originale.

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Voici une occasion de comparer plus précisément les représentations de la langue écrite que chacun des enfants a élaborées à quelques semaines de la fin de la grande section :

  • – H. a besoin de réaliser un  » encodage strict « , notamment pour les mots qui lui sont peu familiers, ce qui doit lui donner l’assurance qu’il écrit bien ce qu’il veut écrire – à tel point que lorsqu’il recopie il était, il ne voit pas la nécessité de placer le t final ; sa prononciation peu aisée de la langue française (il ne vit en France que depuis début 2005) le conduit, par exemple, à écrire daragon… ce qui pour lui a plus de sens que de rechercher et recopier  » dragon  » ;
  • – F. est attentif, de façon continue, à la composante orthographique de la langue écrite, il ne se laisse jamais tenter par écrire  » ce qu’il entend  » : s’il ne sait pas orthographier des mots (mais il en connaît beaucoup), il se réfère aux affichages, aux livres, etc.;
  • – des enfants comme S., A. ou N. conjuguent les deux conduites : conscientes de la dimension orthographique de l’écrit, elles se posent régulièrement la question des lettres finales, mais peuvent aussitôt après coder de façon phonographique – dans cette situation, S. écrit par exemple un âne oh galo ;
  • – d’autres encore, notamment les enfants qui sont arrivés depuis peu et/ou n’ont que peu fréquenté l’école maternelle, ne dépassent guère la vision syncrétique des termes qu’ils recopient ; ils deviennent néanmoins progressivement capables de les retrouver seuls et, en certaines circonstances, commencent à établir des comparaisons graphémiques qui induisent des questionnements grapho-phonémiques.

Il me semble que ces observations montrent de façon peu contestable qu’il n’y a pas une seule voie pour accéder à la conscience phonographique et à la conscience orthographique, de même qu’il ne peut y avoir un unique rythme d’apprentissage pour tous les enfants d’une classe. Imposer à F., à S., à N., à H., à A. et aux autres le b-a ba au début du CP, c’est vouloir ignorer que ces enfants sont déjà très avancés dans leurs apprentissages fondamentaux de la langue écrite (et que rien ne commencera pour eux au 1er septembre du CP), c’est refuser de comprendre que ces compétences remarquables ont été gagnées par l’écriture individuelle en situation d’activités finalisées (et non par l’alphabétisation collective et la répétition mécanique (in-signifiante) d’exercices in-signifiants pour les enfants), c’est faire comme si tous allaient apprendre au même rythme et selon les mêmes cheminements cognitifs… Toutes choses évidemment inacceptables, sur lesquelles je demanderai au Ministre de se prononcer (c’était ma conclusion du courrier au Ministre de janvier) ainsi qu’aux chercheurs qui lui fournissent sa caution scientifique, à partir d’évaluations individuelles conduites en juin sur la base d’exercices caractéristiques des manuels d’enseignement de la lecture au CP.

Bernard Devanne,
professeur à l’IUFM de Basse-Normandie

A voir également :
– Le « Journal d’une grande section en ZEP » a commencé en janvier :
Janvier 2006
Février 2006
Mars 2006
Avril 2006

– Une tribune de B. Devanne :
« Il ne sait pas lire i2l »

– Une tribune de B. Devanne :
« A propos de la brochure Apprendre à lire« 

2007 – Lire et écrire en maternelle : après la grande section, la moyenne section