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L’intérêt de la situation d’écriture inspirée des « Drôles de petites bêtes » d’Antoon Krings (cf. journal de février) n’étant pas épuisé, les premières activités de production individuelle de mars la prolongent et l’amplifient : toute situation nouvelle suppose en effet un temps de familiarisation, et c’est progressivement, au fil des jours et des reprises, que les enfants les moins avancés peuvent y réussir. Cela donne aussi l’occasion, dès la rentrée de mars, de s’entraîner à écrire sur des lignes assez peu espacées.

Malgré des difficultés certaines dans l’acte d’écrire lui-même, Z. [d’origine franco-marocaine] réussit des associations proprement phonétiques, puisqu’il n’y a pas d’identité graphique à la rime entre Asma et chat, Omer et mammifères, Axel et pipistrelle, Lucie et douroucouli. Pipistrelle et douroucouli supposent le feuilletage d’ouvrages encyclopédiques, alors que mammifères est directement repris de la couverture de l’un d’eux.

En même temps, Edouard Manceau, attendu dans l’école lors du salon du livre d’avril, est l’objet d’une attention particulière : ses petits albums de la collection « La petite étincelle » (Frout-Frout le cochon, Tougoudou l’escargot… et ceux déjà cités) expliquent des transformations animalières dans des textes extrêmement brefs, dont l’humour naïf les destine surtout aux petits et moyens. En grande section, ils suggèrent une piste d’écriture à hauteur des compétences des enfants de la classe. A partir du 20 mars, chacun imagine ainsi une transformation pour l’animal qu’il a choisi, et l’événement qui l’a provoquée. Le texte reproduit a été imaginé et écrit sur deux séances par N. [d’origine marocaine], fillette que l’on avait peu citée jusqu’à présent ; il témoigne de progrès très démonstratifs en quelques semaines seulement.

Plus inattendu, l’énoncé de problème est également l’objet de moments d’écriture ludiques, au point que certains enfants en écrivent spontanément pendant le temps de l’accueil (je rappelle que, tous les matins, sont disposés sur les tables, aux côtés des puzzles, jeux de memory, points à relier… du papier et des crayons). En écho aux énoncés humoristiques régulièrement proposés par l’enseignante, les enfants produisent à leur tour des énoncés, qui répondent maintenant à la règle d’une  » cohérence thématique  » : fruits, légumes, fleurs, instruments de musique, etc.

Le texte de Z. [d’origine turque] du 24 mars, d’une écriture encore hésitante, traduit néanmoins, pour elle également, de remarquables progrès pendant ce second trimestre.

Cette situation me conduit à poser la question du « vocabulaire » à acquérir à l’école maternelle. On ne peut pas traiter sur le même plan lavabo, baignoire, gant de toilette et fruits, fleurs, instruments de musique, encore moins mammifère, reptile, insecte. Pour ces trois derniers termes, on a affaire à des constructions notionnelles (impliquant catégorisations, ébauches d’une classification) qui prennent corps patiemment dans le contexte des lectures documentaires, et « les mots pour les dire » ont exactement l’importance de la connaissance, même parcellaire, qu’ils sous-tendent à un moment donné. Plus modestement, c’est également le statut de termes génériques comme fruits, fleurs ou instruments de musique. En tout état de cause, à moyen et long termes, les champs lexicaux les plus  » efficaces  » ne sont pas ceux du quotidien, mais ceux des textes documentaires et des textes narratifs que les élèves doivent savoir lire et écrire  » avant même la fin du cycle 2 « , selon les termes des programmes.

F., l’enfant « déjà lecteur évoqué dans mon courrier au ministre, a été longuement absent en janvier-février. Il n’a pas pour autant perdu ses compétences… Un matin au moment de l’accueil, à la mi-mars, il écrit spontanément le texte suivant sans aucune aide et sans aucun recours à des écrits (l’enseignante a simplement rappelé, à un moment de relecture, la marque du pluriel pour chat et chien).


L’organisation textuelle que s' » impose  » F. est remarquable : prénoms en position de sujets, animaux en position de compléments d’objet, qu’accompagne la chaîne numérique, permanence du verbe, et, entre sujets et verbes, la déclinaison des jours de la semaine. De façon spontanée, F. accomplit ce jour la synthèse de plusieurs des situations d’écriture précédemment rencontrées, ce qui induit une construction syntaxique complexe. En même temps que la construction d’un lexique efficace au sens où je l’ai défini, la maîtrise d’une syntaxe suffisamment élaborée est une condition tout aussi indispensable à la capacité de lire des textes authentiques.

A ce moment de l’année, il me semble utile de faire un point sur les progrès que révèlent certaines conduites repérées, dans ces moments d’écriture, quant au traitement du code alphabétique. De façon assez sommaire, je distinguerai trois niveaux de compétences.

  • « Lorsque Z. décide d’écrire Izaël la coccinelle, elle prend la liste des enfants de petite section, dans laquelle elle sait que figure le prénom… Après avoir cherché, elle désigne Léa et demande « C’est ça, Izaël ? ». La rime en [aEl] traduit la compétence phonologique de Z., qu’elle confirme d’ailleurs en toutes situations. En revanche, la représentation du code écrit, bien que fondée sur une prise d’indices réelle, est encore très approximative.
  • « Lorsque, à l’occasion de la production « E. Manceau », et après avoir écrit Et puis un jour, A. demande à la maîtresse « Comment ça s’écrit «il y a eu de la pluie» ? », celle-ci répond  » Tu peux écrire il, après je viens… « . Mais elle ne vient pas vite… Lorsqu’elle arrive, A. a écrit il a udelapli.

    Exemple remarquable de conduite phono-graphémique spontanée, dont j’ai donné en janvier et février plusieurs exemples : ces conduites d’encodage, fréquemment répétées, développent une réelle compétence au décodage – donc à la lecture grapho-phonémique, la « voie indirecte » des programmes.

  • « Lorsque F. écrit spontanément le texte reproduit ci-dessus (doc.4), il sait parfaitement lire les séries lexicales des jours de la semaine, des nombres, des animaux « familiers » qu’il utilise. S’il les écrit sans modèle, et sans approximation graphique, c’est qu’il en a mémorisé précisément les composantes orthographiques et leur organisation, qu’il y accède par « voie directe ».


Une dernière remarque, relative au problème redoutable qu’un « tout combinatoire » pourrait poser plus particulièrement à ces enfants d’origine étrangère. Lorsque, dans un moment d’écriture libre, L. écrit bobo puis ronard,

elle pense avoir écrit bonbon et, bien sûr, renard. L. parle en nasalisant, ce qui « opacifie » la distinction de phonèmes d’articulation voisine. Et si la langue maternelle de ces enfants est quelquefois le français, ce n’est pas le français prononcé comme langue maternelle, mais comme langue seconde. Il suffit de fréquenter une classe comme celle-ci pour se rendre compte que les classiques oppositions « sourdes/sonores » ([p/b], [t/d], [k/g], etc.), qui font la base de bien des leçons des manuels de lecture, placeront ces élèves dans une situation phonologique inextricable (et ce n’est qu’un exemple). Et je suis profondément désolé de ne voir jamais cet argument majeur utilisé pour contester, de manière radicale, la pertinence de la « méthode phonétique-synthétique ».

Bernard Devanne,
professeur à l’IUFM de Basse-Normandie

A voir également :
– Le « Journal d’une grande section en ZEP » a commencé en janvier :
Janvier 2006
Février 2006
Avril 2006
Mai 2006

– Une tribune de B. Devanne :
« Il ne sait pas lire i2l »

– Une tribune de B. Devanne :
« A propos de la brochure Apprendre à lire« 

2007 – Lire et écrire en maternelle : après la grande section, la moyenne section