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Entre le dire et le faire… ?

Le ministre fut fidèle à son habitude : ouvrant le 24 janvier la journée de l’Observatoire national de la Lecture consacrée à la production d’écrit, Gilles de Robien alla chercher Zidane pour convaincre la salle que c’est forcément l’entraînement qui fabrique l’expert. Des mauvais esprits pensèrent que c’est d’abord parce qu’il avait beaucoup tapé dans la balle  » pour de vrai  » qu’il avait pu accepter les sacrifices de l’entraînement pour devenir expert…

Mais le zélé poursuivit le couplet en vantant l’œuvre inégalée de son ministère pour remettre au premier plan les fondamentaux de l’Ecole, appelant à une nouvelle étape, après la syllabique, la grammaire et les quatre opérations, par l’enseignement du vocabulaire. Puis il disparut, laissant place aux experts. S’il était resté, peut-être aurait-il pu entendre que les savoirs de la recherche disponibles au XXIe siècle nous apportent quelques éclairages qui complètent utilement ceux du XIXe…

Michel Fayol (professeur de psychologie, Clermont-Ferrand) : apprendre à produire des textes

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En vingt ans, la recherche a beaucoup avancé, autant sur les approches sur le texte que sur les connaissances sur le fonctionnement du cerveau. L’activité de production d’écrit est une activité complexe, analysable en composantes en interaction :

Planifier : Élaborer des objectifs, des idées et les organiser. Il faut définir des buts, en fonction du destinataire. Les connaissances antérieures sont évidemment un point d’appui. Mais il ne faut pas se contenter de se remémorer : il faut réorganiser avant de transcrire. Faire préparer un plan est une activité efficace, selon les résultats expérimentaux disponibles.

Mettre en texte : produire sous forme langagière (lexique, syntaxe, forme textuelle). La difficulté est pour l’élève de savoir par où commencer, comment enchaîner, conclure, tout en gardant de l’attention disponible pour l’orthographe, la graphie ou la ponctuation. Et comme chaque composante a un coût attentionnel, avec une mémoire de travail limitée, certains aspects risquent de passer au second plan, ou ne plus être prise en compte. Un élève qui graphie difficilement va mobiliser une part importante de son attention pour cette activité, ne pouvant plus alors tout affronter de front. D’où la nécessité d’entraînements spécifiques (d’autant plus nécessaires avec la spécificité française de l’orthographe et de la morphologie) et d’enseignements explicites (et non laissés au hasard des rencontres de lecture)

Revenir sur le texte : relire, évaluer/détecter, modifier, autant de problèmes complexes à affronter pour l’enseignant et l’élève.

La production d’écrit semble en tout cas être un puissant levier pour aider à la lecture et la compréhension de l’écrit, dans un va-et-vient circulaire : c’est parce qu’on apprend à écrire qu’on apprend à encoder, à mieux lire, c’est parce qu’on apprend explicitement à mieux comprendre l’écrit lu qu’on acquiert des facultés pour appréhender les mécanismes qui vont permettre de fluidifier et d’améliorer sa production écrite. La détection des erreurs est rarement précise, la modification du texte se fait parfois superficiellement. Ainsi, des aides à l’évaluation peuvent être proposées, pour aider à faire des choix tactiques, à travers des phrases comme  » le lecteur va-t-il voir ce qui est important ?  » ;  » Je m’éloigne du sujet  » ;  » je ferais mieux de donner un exemple.  » ;  » je ferais mieux de rayer cette phrase et de dire autrement « … Les recherches du groupe EVA (voir intervention de Mme Garcia-Debanc) montrent les possibles interventions, notamment par le travail méta-cognitif, les fiches guides.

Madelon Saada-Robert : Produire des écrits pour apprendre à lire ?

Pour Madelon Saada-Robert, professeure de psychologie à Genève, qui a engagé de longues recherches sur la production d’écrit chez les très jeunes enfants, la preuve est faite que l’enseignement doit organiser dès la maternelle plusieurs situations problèmes en spirale (en les faisant revenir souvent dans l’année, et au cours desquelles les enfants vont mettre en œuvre des stratégies de plus en plus efficaces, autonomes) :

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lecture-écriture  » émergente «  (dès 4 ans) pour s’investir dans le rôle de lecteur/scripteur, produire de l’écrit : différencier le texte de l’image dans l’album de littérature, prendre conscience de la fonction communicative, du codage et de la nature alphabétique de l’écrit (sans le maîtriser, évidemment), avec l’objectif que le jeune enfant puisse raconter une histoire lue à un élève plus âgé.

Comment est-ce possible ? Dans une première phase, la maîtresse discute avec les élèves de l’activité qui va être mise en œuvre, l’inscrit dans la mémoire de la classe, décrit ce qui va se passer, en précise le but et le destinataire. Ensuite, une fois les hypothèses faites sur le contenu de l’histoire, la maîtresse lit le contenu, d’abord page à page, puis complètement. En dernière phase enfin, la  » lecture émergente  » pourra être faite par l’élève, oralisant l’écrit qu’il a entendu par la maîtresse, en se servant de tous les indices qu’il va pouvoir utiliser.

– Le pari est aussi qu’il puisse symboliquement « écrire » un épisode de l’histoire : d’abord faire un dessin, puis énoncer ce qu’il veut écrire, puis graphier ce qu’il a à écrire, sous la tutelle de la maîtresse qui est là pour rappeler, contrôler, relancer… Ces productions sont conservées dans un portfolio qui va être la trace des progrès de l’enfant.

Ces  » situations – problèmes  » sont à mener conjointement avec des activités spécifiques (segmentation phonologique,  » phrase du jour « , jeux syllabiques autour des prénoms…). L’écriture  » force  » la découverte et l’installation des correspondances grapho-phonétiques, et amène une meilleure compréhension du système alphabétique.

Les lecteurs français relieront sans doute cette approche avec les travaux de l’équipe PROG et de Mireille Brigaudiot, avec qui est partagée la filiation des travaux d’Emilia Ferreiro.

Claudine Garcia-Debanc, professeur en sciences du langage à Toulouse : au collège, faire développer un regard d’artisan sur les textes

Quel travail mettre ne œuvre en classe pour que les élèves soient en mesure d’apprécier le travail de l’écrivain ? Quelle est la place de l’implicite et de l’explicite ? A quoi il est utile de consacrer du temps dans ma classe ? Autant de questions vives pour l’enseignant, souvent confronté aux malentendus lorsqu’il cherche à comprendre ce que ressentent ses élèves :  » On ne fait que ça à l’école, écrire, toujours écrire… » dit l’un d’eux, qui écrit aussi «  j’aime écrire des lettres à ceux que j’aime. J’aime écrire des SMS  »

Parler de production d’écrit, c’est d’abord revenir sur l’histoire de l’enseignement de la langue. La rédaction, la composition française sont des pratiques tardives (XIXe) dans l’histoire de l’Ecole, comme l’ont montré Anne-Marie Chartier ou André Chervel (cf compte-rendu de lecture du Café Pédagogique). C’est la révolution technologique (plumes et cahier) et la pratique massive de la copie qui vont la rendre plus facile. Mais le travail d’écriture va aussi donner lieu à débat, entre ceux qui refusent de préparer des  » littérateurs  » ou des  » feuilletonnistes « , et ceux qui pensent que  » même ceux qui vont manier la bêche ou l’outil ont une âme… « . Débat encore actuel ?

Jusqu’à la fin du XXe siècle, on a un modèle linéaire : les lectures des  » bons auteurs  » sont un réservoir pour apprendre des mots de vocabulaire, permettre l’élocution. Par ailleurs le travail de grammaire permet l’appropriation de l’orthographe, permettant enfin in-fine de déboucher sur la rédaction… le samedi, en réutilisant tous les acquis de la semaine. Du simple, au complexe ?

Faire du projet d’écriture le moteur de l’activité
Evidemment, cette logique s’oppose aux logiques des recherches INRP (EVA, REV…), selon lesquels l’écriture peut être le moteur de l’activité de l’élève, sous certaines conditions : mettre parallèlement en place un travail de grammaire de phrase, des activités décrochées, produire des réécritures successives, publier les écrits pour gagner en exigence des élèves, favoriser leur investissement et leur motivation à apprendre… Dans ce schéma, c’est donc le projet d’écriture qui est le moteur de l’exigence.

Dans les programmes de collège, ces travaux ont amené à penser en  » séquence  » : étude d’un genre, activités décrochées… Mais on peut mesurer l’écart entre le prescrit des programmes et le réalisé des classes : l’écriture est parfois réduite au moyen d’évaluation en fin de séquence… Les écritures intermédiaires sont souvent limitées, et ne permettent pas à l’élève d’avoir ce  » regard d’artisan  » en  » bricolant  » son texte au fur et à mesure de la séquence.

Au primaire, les programmes font l’éloge du  » à la manière de  » plutôt que de passer trop de temps à des théorisations préalables. Ce qui est important, c’est de travailler avec des textes de références qui vont nourrir le  » pillage  » de l’élève. Mais l’écriture apparaît malgré tout comme le parent pauvre du temps scolaire. On parle beaucoup de lecture, beaucoup moins d’écriture.

Lire dans toutes les disciplines ?

Ecrire, ça sert à soulager sa mémoire, à organiser, classer, penser, en permettant les brouillons, la recherche précise de formulation, la transmission culturelle. On voit bien que dans la démarche scientifique, mais aussi en géographie ou en arts visuels, l’écrit a un rôle à jouer pour expliciter les conceptions, concevoir des dispositifs, noter des bilans, des informations, des schémas… On est loin de la seule fonction d’évaluation, souvent dévolue à l’écrit… Attention au risque de  » trop d’explicitation  » , de l’excès de didactique formelle qui fait courir un risque essentiel : celui de ne pas écrire assez…

Le travail sur la formulation est sans doute une piste de travail intéressante. Un outil pour l’aide à l’écriture va sortir, issu de la recherche  » ACI cognitique Ecole  » (ouvrage à paraître, sous la direction de Sylvie Plane). Par exemple, en enrichissant des textes à partir de lexiques proposés ou élaborés par la classe.

A ce point de la matinée, le Café Pédagogique osa une question à la tribune : « Les enseignants ont-ils encore besoin d’être convanicus qu’il faut faire écrire les élèves ? Ne faut-il pas plutôt se poser la question des problèmes professionnels que ces situations leur posent ? On voit que ni la demande des programmes, ni l’utilisation de  » bons  » outils ne suffit parfois pas, la prescription de la formation IUFM (quand elle existe) non plus.

Même les enseignants de lycées professionnels qui ont cette prescription dans les épreuves du CAP (écrire et réécrire) disent les nombreux problèmes concrets que ça leur pose. Du fait du  » désordre scolaire  » qu’elle crée, la situation de production d’écrit, le rôle de la correction et de la réécriture modifient le  » contrat didactique  » habituel. N’est-ce pas désormais la voie à suivre pour les recherches et la formation ?

Ce fut Claudien Garcia-Debanc qui répondit : l’analyse du travail effectif des enseignants est effectivement nécessaire. Un des obstacles majeur est le statut qu’on accorde à la correction. C’est un vrai problème, et de vraies recherches sont nécessaires sur ces problèmes essentiels : si on écrit uniquement pour avoir une note, on ne peut pas écrire comme dans un atelier d’écriture du GFEN (Groupe Français pour l’Education Nouvelle), dans lequel on va vivre une démarche riche, s’appuyez sur les autres, y mettre beaucoup de soi, recourir au pillage, à l’invention, au plaisir… Ce que font effectivement les stagiaires en sortant de l’IUFM est évidemment à étudier de près pour comprendre leurs difficultés.

L’après-midi était sensé être un  » éloge de la pratique « .

Mais M. Bentolila posa d’entrée un drôle de diagnostic sur l’Ecole :  » On se perd dans le papotage, les activités d’expression libre qui n’ont pas d’intérêt. « . Certes, il argua de l’importance de l’exigence, de la prise de distance pour mobiliser les élèves. Mais la salle, majoritairement composée de praticiens plutôt au fait de l’exigence nécessaire dans la conduite d’un projet d’écriture, n’apprécia que modérément le ton, et garda parcimonieusement ses applaudissements sous le coude.

Claire Boniface (IEN), prit la peine de revenir sur la difficulté à réduire l’écart entre le prescrit des programmes et le réel des classes.  » Les enseignants disposent de nombreux outils, mais leur pléthore fait qu’ignorant leur contenu, ils ne le mettent pas toujours en œuvre. Nombre d’enseignants n’ont pas non plus conscience des difficultés que l’élève rencontre pour comprendre, dès la maternelle, que l’écrit est stable, ou que tous les livres de la bibliothèque n’ont pas été écrits par la bibliothécaire. « 

Pour elle, les objectifs des instructions officielles sont ambitieux et paradoxaux : écrire à plusieurs ? Modifier le texte d’un auteur ? Ecrire à travers un adulte en négociant le passage de l’oral à l’écrit ? Travailler en individualisant ? Apprendre à se distancier pour comprendre ce que comprendra le lecteur de son discours ? Autant d’objectifs qui ont besoin d’être systématiquement travaillés, et qui doivent être menés par le maître  » avec subtilité « , comme le demande le document d’accompagnement des programmes sur le langage en maternelle. De la même manière, les exigences de réécriture au cycle III imposent des recourir aux  » prototypes  » des textes littéraires pour comprendre comment les personnages sont mis en scène, la place du narrateur, du lecteur, les points de vue exprimés.

Mais les dogmes pédagogiques ne manquent pas : faut-il toujours recueillir les sacro-saintes  » représentations initiales  » ? Pourtant, les programmes disent que  » le plaisir d’écrire vient naturellement après la lecture « …  » Il n’est que rarement présent dans les programmations ou les livrets d’évaluation de classe… Il apparaît pourtant 35 fois dans les programmes…

La décentration de l’enseignant, fondement de sa pratique pédagogique, et la décentration de l’élève, pendant l’écriture et pendant la révision, me semblent être l’avancée prioritaire à mener dans les classes, au même titre que la multiplication des situations d’écriture et de rencontre avec les œuvres littéraires, afin qu’il écrive plus souvent  » pour le plaisir « .

François Quet, maître de conférence en didactique de la littérature à Lyon, n’hésita pas à marquer son agacement devant certains propos entendus à la tribune : c’est bien la pratique de l’écriture qui doit être développée, avant les exercices systématiques.

Il n’hésita pas à lancer un pavé :  » Nous devons apprendre à apprendre à lire et à écrire à des futurs enseignants qui ne sont pas eux-mêmes de grands lecteurs et de grands écriveurs. Cette difficulté est très sensible dans les écrits professionnels qu’ils sont amenés à rédiger. On ressent de la  » timidité « , de l’insécurité qui entraîne des maladresses. Les aider à vaincre eux-mêmes cette difficulté me semble essentiel, mais aussi les préparer aux difficultés qu’ils vont rencontrer dans la mise en œuvre de la production d’écrit. « 

Du coup, quoi qu’on en dise, F. Quet constate qu’on écrit très peu, dans les classes, de la maternelle au collège.Il ne voit pas assez d’enseignants qui osent utiliser des processus moins séduisants que le conte ou la rédaction de vingt lignes : voir l’apprenti écrivant tâtonner, lire les erreurs et les incohérences sont riches d’enseignements pour comprendre les difficultés rencontrées par l’élève pour se représenter la langue écrite. Les listes, les résumés, les carnets de lecture ont une grande valeur : pour penser et inventer le monde, mais aussi pour penser et inventer la langue. Toutes les activités d’écriture, dans leur diversité, sont à valoriser à l’école.

Les ateliers d’écriture de type oulipien peuvent permettre des postures à la fois distanciatrices et ludiques qui me semblent proches de ce que peuvent faire de jeunes enfants : écrire avec la contrainte de s’interdire un son dans un texte peut être très formateur.

L’atelier peut aussi créer une situation où le texte est démystifié, pris pour objet de discussion, permettant ainsi de sortir de la relation traditionnelle maître-élève, du texte  » écrit pour personne « . Il cite en exemple une démarche vécue dans une classe : pour décrire une image, on fait d’abord écrire des mots, en liste, puis un texte intégrant quelques-uns de ces mots. Ensuite, l’inventaire collectif oral des solutions prises par chaque élève va permettre une seconde écriture, au cours de laquelle il constate que chaque élève va  » épaissir  » son texte, en pillant les découvertes des autres élèves.

Il conclut en revenant sur les attaques dont sont victimes les didacticiens du français :  » On critique beaucoup le technicisme de notre discipline. Il faut l’accepter, c’est parfois mérité. Toutefois, on ne peut pas se passer de modèles, de normes, de schémas pour penser son action. Cette technicisation nous permettent aussi mieux d’expliciter ce qui ne va pas dans un texte, pour penser les activités décrochées et systématiques qui sont toujours nécessaires. Apprendre à écrire n’est pas être écrivain. Ecrire, c’est chercher le calme, et parfois le trouver, pour revenir à la maison. Il nous faut montrer que l’écriture peut parfois être une maison « .

Patrick Picard

Page publiée le 25-01-2007