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L’échange et le don

A la suite de Mauss[1], des générations d’ethnologues ont opposé, d’un côté, les dons et les échanges dits « cérémoniels » et, de l’autre, les échanges marchands. Les premiers auraient pour but principal de renforcer les liens sociaux ou d’acquérir du prestige, et les seconds viseraient avant tout la possession des biens eux-mêmes. L’ennui, c’est qu’il est impossible, dans les faits, de distinguer clairement ces deux modes de transferts selon leurs fins. Dans l’exemple classique de la Kula, il est clair que le but n’est pas de renforcer les liens sociaux avec les partenaires : Malinowski montre bien que « c’est la chose que l’on veut, pour le prestige qui lui est attaché, pour la renommée que cela procure, parce qu’enfin cela témoignera du succès dans la kula et parce que le succès attire le succès. Ces buts, dira-t-on, sont sociaux. Certes, mais en va-t-il autrement dans l’achat d’une voiture décapotable ou d’une usine ? L’échange marchand ne se réduit pas à l’acquisition de fruits et de légumes sur le marché »[2].

Quant au prestige, il n’est pas l’apanage des échanges non marchands ou du don. Comme l’explique Adam Smith, la considération de nos semblables est également le mobile de l’activité économique: « C’est surtout par égard aux sentiments d’autrui que nous recherchons la fortune et fuyons l’indigence. Quel est en effet l’objet de tout ce labeur et de tout ce remue-ménage qui se font ici-bas ? Quel est le but de l’avarice, de l’ambition, de la poursuite des richesses, du pouvoir, des distinctions ? (…) D’où naît cette ambition de s’élever qui tourmente toutes les classes de la société et quels sont donc les avantages que nous attendons de cette grande fin assignée à l’homme et que nous appelons l’amélioration de notre condition ? Nous n’en espérons d’autres avantages que d’être remarqués et considérés, rien que d’être regardés avec attention, avec sympathie et avec approbation. Il y va de notre vanité, non de nos aises ou de notre plaisir. » [3]

Bref, il faut trouver une autre classification. A la bipartition maussienne – échange marchand // échanges cérémoniels et dons –, Alain Testart propose de substituer la tripartition: don // échange non marchand // échange marchand.

Il importe dans un premier temps de distinguer clairement le don de l’échange, et, dans un second temps, la forme marchande et la forme non marchande de l’échange.

1. Le don [4]

Dans le langage courant, on emploie souvent le verbe « donner » dans un sens très différent de « faire un don ». Alain Testart donne l’exemple suivant : « Hier, je suis allé chez le boucher, je ne savais pas quoi prendre, et j’ai fini par lui dire : « Donnez-moi donc un steak ! » Et lui, m’a répondu : « Je vais vous donner de l’aiguillette, vous verrez, c’est extra ! » Au moment de payer, je n’avais pas de monnaie et j’ai demandé à la caissière : « Je peux vous donner un billet de 50 euros ? » Et puis, après, on a parlé des impôts, sujet affectionné de tous les petits commerçants qui les jugent toujours excessifs, et mon boucher a tiré le mot de la conclusion en disant : « Tout ce qu’on leur donne, quand même ! » »

Comme on voit, « donner » peut désigner bien d’autres transferts que le don : l’échange, l’impôt, etc. Il en va de même en anglais, où to give a un sens beaucoup plus large que to make a gift.

Aussi, imaginons qu’un ethnologue martien soit envoyé chez nous en mission de reconnaissance. A l’instar de bon nombre d’anthropologues, il n’a pas envie de s’embarrasser avec le droit et l’économie, et préfère observer des tranches de vie. Aussi, il aura sûrement relevé notre utilisation généreuse du verbe donner et ne manquera pas d’induire que le don revêt une très grande importance dans notre société. De retour chez les siens, il expliquera à qui veut l’entendre que notre société repose sur l’économie du don, que le commerce y est inconnu – pour preuve: « le boucher donne ses morceaux de viande et les clients font des contre-dons » ; de même que l’impôt, « puisque les contribuables se contentent de donner au fisc. »

Pour Alain Testart, c’est une erreur du même type qu’a fait l’anthropologie sociale à la suite de Marcel Mauss et de son Essai sur le Don (qu’il eut mieux valu, selon lui, appeler « Essai sur le donner » !). « Cette anthropologie a toujours confondu don et donner, pour la raison qu’elle n’a jamais eu une définition claire de ce qu’était un don ; en conséquence, (elle) a constamment eu tendance à surestimer l’importance du don dans les sociétés primitives ».

Qu’est-ce donc que le don ?

Le don s’oppose d’abord à l’échange. Ce qui les distingue, ce n’est pas l’absence de contrepartie – puisqu’un don amène couramment un contre-don. Ce n’est pas non plus l’absence d’obligation, puisque tout rapport social est assorti d’obligations sociales (eg, les attentes de rôle). Le don n’échappe pas à la règle : si vos voisins vous ont invité à dîner, vous vous sentez obligés de les inviter en retour… On pourrait dire que le don ne fait naître qu’une obligation morale, qu’il ne fait pas naître d’obligation juridique. Mais on se heurte ici à la grande difficulté qu’il y a à définir le juridique dans les sociétés primitives.

L’idée du juridique nous met cependant sur la voie. « Le propre d’une obligation juridique, en effet, est d’être exigible », et cela « par tous les moyens légitimes qui existent dans une société » — le système judiciaire dans la société française, la vendetta dans les sociétés sans Etat. C’est sur le caractère exigible ou pas de la contrepartie que repose en définitive la différence entre le don et l’échange. « Dans le don, le donateur abandonne un bien, tout droit sur ce bien, ainsi que tout droit pouvant émaner de sa cession. Dans l’échange, au contraire, chacun des échangistes se trouve en droit d’exiger la contrepartie. C’est même ce droit qui définit l’échange ». C’est pourquoi la notion d’« échange de dons », tellement prisée par l’anthropologie maussienne, est un oxymore insoutenable.

Mais ce premier élément de définition n’est pas encore satisfaisant. Il ne permet pas de distinguer entre le don et le tribut, l’impôt, la corvée, l’amende, les réparations, etc. qui sont autant de transferts sans contrepartie exigible mais qui, pour autant, ne sont pas des dons. Ce qui distingue ces transferts du don, c’est qu’ils sont exigibles – par exemple, l’impôt est un prélèvement obligatoire. En revanche, un don n’est jamais exigible. S’il l’était, ce ne serait pas un don.

En conclusion, on peut adopter la définition suivante : « Nous dirons qu’un don est une cession de bien : 1° qui implique la renonciation à tout droit sur ce bien ainsi qu’à tout droit qui pourrait émaner de cette cession, en particulier celui d’exiger quoi que ce soit en contrepartie, et qui n’est elle-même pas exigible. »

2. Echange marchand vs Echange non marchand [5]

Alain Testart donne l’exemple suivant. Une jeune femme découvre chez son ami un objet auquel il tient beaucoup mais qu’elle trouve très à son goût. A force de cajoleries, elle réussit à le convaincre de le lui céder à un « prix d’ami ». Il s’agit bien ici d’un échange, et même d’un échange monétaire, mais ce n’est pas un échange marchand.

Dans l’échange marchand, l’acheteur ne veut que la marchandise qu’il demande, et le vendeur ne veut que la contrepartie de la marchandise qu’il offre. « La réalisation de l’échange ne dépend en conséquence que des termes de l’échange. Et de rien d’autre ». Le rapport entre les personnes se résume à cette considération unique : « Combien ? ». Le rapport social est ici médiatisé par le rapport à la chose, et cette chose est une marchandise, ie. « un objet à propos duquel la décision de l’échanger a déjà été prise, la réalisation de l’échange ne dépendant que des termes de l’échange (le prix, le fait de trouver un acquéreur, etc.) ».

Voilà pourquoi l’échange entre les deux amis n’est pas un échange marchand. D’une part, il n’y a jamais eu d’offre : « la chose vendue n’a jamais eu le statut de marchandise ». D’autre part, l’échange est fondé sur un rapport d’amitié : « l’objet n’était pas à vendre et seule l’amitié a fait qu’il fut vendu ».

Il en va de même dans la kula … « Premièrement, il n’y a pas d’offre des objets kula; il y a une demande, une demande fortement appuyée par les « dons de sollicitation » dont parle Malinowski, mais rien qui ressemble à une offre de ces objets. Deuxièmement, la condition de la cession est un lien d’amitié entre les partenaires kula. Cet exemple est presque similaire à celui de nos deux amis à cette différence près que les partenaires kula entrent dans cette relation aux fins d’échanger entre eux, et donc que l’échange est attendu, probable, sollicité, régulier, ce qui n’était pas le cas entre nos amis. Mais il est clair qu’il ne s’agit ni dans un cas ni dans l’autre d’un échange marchand ».

Alors que la réalisation de l’échange marchand dépend seulement des termes de l’échange, l’échange entre les deux amis met en jeu à la fois « un rapport d’échange — qui, comme tout rapport d’échange, consiste en la double cession d’un objet contre l’autre obtenu en contrepartie » –, et un « rapport d’amitié », condition du premier. Il suit de là qu’est un échange marchand « tout échange de marchandises, ou encore tout échange dans lequel les échangistes n’ont pas besoin d’entretenir entre eux d’autre rapport que celui de l’échange, c’est-à-dire encore un échange qui n’est pas intrinsèquement lié ni conditionné par un autre rapport entre les protagonistes ».

Notons qu’un échange marchand n’implique pas nécessairement une transaction monétaire. Ainsi, le troc est un échange marchand sans monnaie. Inversement, une transaction monétaire n’implique pas nécessairement un échange marchand. Florence Weber donne l’exemple suivant : « Daniel Moreau, 39 ans, ouvrier à l’usine de M., vit seul. Sa soeur Joëlle, célibataire sans enfants, vit dans l’immeuble HLM d’en face ; elle est chômeuse de longue durée et héberge pour des périodes longues l’un ou l’autre de ses douze frères et soeurs. Daniel, plutôt que de recourir au pressing, donne son linge à laver à Joëlle ; en échange, il lui « paie » ce service 100 F chaque fois qu’il y a recours (soit quatre fois plus cher que s’il s’adressait à une blanchisserie). Il s’en explique : donner à Joëlle de l’argent sans motif (sans prétexte), ce serait la vexer ; il a trouvé ce subterfuge pour l’aider sans l’humilier. Tout le monde y trouve son compte. L’évaluation du contre-transfert est fonction des besoins de Joëlle, et non du prix du service marchand (environ 25 F) ».[6] Dans cet exemple, l’échange prend bien la forme d’une transaction monétaire, mais il s’agit d’un échange non marchand, parce qu’il est médiatisé et déterminé par une relation personnelle entre les échangistes (ici, un lien de parenté).

Un exemple d’échange non marchand : la camaraderie d’échange

Dans un grand nombre des sociétés étudiées par les anthropologues, l’organisation du commerce de longue distance était fondée sur la camaraderie d’échange. Etudiant les BaTonga de Rhodésie, Colson (1962) a mis à jour les principales caractéristiques de ce « lien d’amitié »: 1) Il a pour but explicite de favoriser les échanges, dont il est le vecteur principal; 2) les échanges ont lieu à l’occasion de visites réciproques entre amis; 3) chacun se porte garant de la sécurité de son ami lorsqu’il est chez lui ou dans son voisinage, la protection étant assurée au besoin par l’ensemble des parents de l’hôte; 4) l’échange est systématiquement différé : « Lorsqu’un « ami » donnait quelque chose, il n’attendait pas un retour immédiat. C’eût été le comble de l’impolitesse, l’indication que le récipiendaire envisageait la transaction comme un simple rapport commercial…» ; 5) le marchandage était impensable, « proscrit par la nature même du pacte ».

On retrouve tous ces éléments chez les « partenaires kula »… Les transactions kula « sont basées sur un statut permanent, établi une fois pour toutes, sur une association qui lie par couples quelques milliers d’individus. Cette association dure toute la vie, elle implique des devoirs et des privilèges mutuels variés… ». Ces associés ou partenaires sont appelés en langue trobriandaise karayta’u, ou simplement ta’u (mon homme), et pour la kula de l’intérieur lubay (ami). « Ce n’est que lorsque deux hommes ont conclu un tel pacte d’amitié qu’ils peuvent se livrer aux échanges kula ». Les transactions ayant lieu à la faveur des visites que se rendent les amis, le lien d’amitié est souvent la condition sine qua non de l’échange en tant qu’il garantit la sécurité du visiteur. L’histoire de Kaypoyia est à cet égard éloquente : échoué à l’ouest de Fergusson, non loin du village de son ami d’échange, Kaypoyia et ses hommes furent capturés ; ses compagnons furent massacrés et dévorés. Il réussit à s’échapper et, finalement rattrapé, fut sauvé in extremis par l’arrivée inopinée de son partenaire kula.

Il n’y a pas de marchandage dans la kula. Sur un marché, chacun peut refuser l’échange si la contrepartie proposée en ne lui sied pas. Dans la kula, c’est impensable, car « on ne refuse pas ce qui vient d’un ami : ce serait une grave insulte ». Par conséquent, celui qui initie l’échange cède un bien « sans savoir ce qu’il recevra en retour », sa seule certitude étant qu’il recevra un bien d’une valeur équivalente : il fait confiance à son ami.

Bref, dans la camaraderie d’échange, la relation d’échange et la relation d’amitié sont indissociables. Pour cette raison, cet échange revêt un caractère non marchand.

Perspectives du don dans une économie de marché

L’évolution de l’économie du don est commandée par le progrès technique. En élèvant continûment le niveau de vie des salariés, le progrès technique accroît la valeur de leur temps : donner du temps coûte de plus en plus cher[7]. D’un autre côté, le progrès technique réduit plus vite encore le coût des communications interpersonnelles : avec le développement de l’internet, participer à l’économie du don coûte de moins en moins de temps. Enfin, le progrès technique libère aussi du temps, élevant l’espérance de vie, réduisant le temps de travail, le temps dévolu aux corvées ménagères, au commuting… L’un dans l’autre, il est probable que l’économie du don a de beaux jours devant elle, comme le montre le développement spectaculaire du peer to peer.

Le P2P relève pleinement de l’économie du don. Il n’y a pas d’échange, fut-il non marchand. La production dépend essentiellement du bon vouloir de chacun. Le produit final est un bien public qui est mis à la disposition de tous. Les produits ne sont pas vendus et, puisqu’il n’y a pas de tension entre l’offre et la demande dans le contexte d’un bien infiniment reproductible, il n’y pas besoin de régulation par les prix ou de rationnement. Le P2P ne produit pas de marchandise. Le seul mobile intéressé possible de la participation des membres est la considération qu’ils en retirent – selon l’importance de leur contribution au projet commun et la reconnaissance de cet apport par la communauté.[8]

Dans le domaine des biens culturels au moins, la sphère de l’échange recule au profit de celle du don. « La culture, dit-on, n’est pas une marchandise ». C’est de plus en plus vrai. « Nombre d’objets culturels (sons, images) sont en train d’échapper à la sphère marchande pour devenir gratuits… Avec des conséquences immédiates… En quatre ans, les ventes de CD se sont effondrées de 42 % en valeur. … L’industrie cinématographique est à son tour touchée par la crise – pour preuve la chute du marché du DVD, pénalisé par 120 millions de films téléchargés illégalement en 2005. »[9]



[1] Marcel Mauss, Essai sur le don, L’année sociologique, 1923

[2] Alain Testart, Echange marchand, échange non marchand, Revue française de sociologie (42-4), 2001

[3] La Théorie des sentiments moraux

[4] sauf mention contraire, les citations de ce chapitre sont extraites d’Alain Testart, Critique du don : Études sur la circulation non marchande, Syllepse, 2007, 250 p. Ce chapitre peut être consulté en ligne : Qu’est-ce que le don ? (pdf)

[5] Ce chapitre résume l’article d’Alain Testart, Echange marchand, échange non marchand, paru dans la Revue française de sociologie (42-4) en 2001. Sauf mention contraire, les citations en sont issues.

[6] Florence Weber, Transactions marchandes, échanges rituels, relations personnelles, Genèses, 41, décembre 2000

[7] Paul Romer, Time: It Really Is Money – Information Week, Sept. 11, 2000

[8] Michael Bauwens, Le peer to peer: vers un nouveau mode civilisationnel, Integral Review, 2, 2006

[9] Le Monde 08.12.06.