Print Friendly, PDF & Email

Par Françoise Solliec

Que doit être cette culture commune que l’école a à garantir à tous ses élèves ? Sur cette question, François Dubet, invité au colloque SE-UNSA sur le défi posé par le socle commun, s’exprime sans ambages. C’est une question politique à laquelle la Nation doit répondre, car les enseignants seuls ne pourront y donner qu’une réponse biaisée, marquée par la prééminence disciplinaire et le souci de permettre à leurs enfants d’accéder aux formations d’élite. Le socle commun va contre la logique du système actuel, mais il est la seule réponse à l’injustice dont ce système est porteur.

Le socle, impératif de justice et d’intégration sociale

A sa manière imagée, François Dubet a brillamment démontré, en première partie de conférence, combien le modèle de l’école républicaine, dont nombre d’acteurs du système éducatif et de parents « gardent une image enchantée, dans laquelle l’âme de la nation était derrière des marronniers et des blouses grises », pèse encore dans l’imaginaire. « L’école conserve une légitimité très forte dans l’esprit de la nation ». C’est à la fois un véritable atout et un terrible handicap : « L’école déçoit toujours car les attentes envers elle sont extrêmement fortes ». Pourtant l’école républicaine, créée par la nation pour produire les appartenants à la nation, était terriblement injuste. Dispensant peu de savoirs, fondés de plus sur une culture commune définie pour renforcer l’identité nationale (notions d’histoire à la gloire de la république, obsession orthographique pour arriver à une même maîtrise de la langue), et des apprentissages pratiques, elle ne permettait pas à ses élèves d’accéder à l’enseignement réservé aux bourgeois et aux élites. Tout au plus, les instituteurs repéraient-ils les élèves méritant pour en faire à leur tour des instituteurs. « C’était une école à la Chevènement, élitiste, fabriquant une nation dans laquelle quelques pour cent d’une classe d’âge obtenait le baccalauréat ».

Depuis, le système éducatif a connu deux changements importants qui l’ont profondément déstabilisé. Premièrement, l’école n’a plus le monopole d’ouvrir les jeunes au monde et à la connaissance ; les medias ont envahi la scène. Deuxièmement, le système s’est massifié. Mais comme chaque cycle a été conçu pour être la propédeutique du suivant, chaque cycle doit armer au mieux les élèves pour le suivant. Ainsi les programmes sont-ils définis pour les trois cent jeunes gens qui entreront à l’école polytechnique chaque année. Tous les apprentissages, toutes les notes ont pris un sens sélectif. « Les terminales S sont remplies de bons élèves qui ne feront pas de sciences », mais qui ont choisi cette filière car elle est reconnue comme la meilleure.

Que dire alors des enfants qui ne pourront choisir que ce qui reste ? De ceux auxquels l’école dit « tu es nul, tu vas aller dans la filière professionnelle » ? « Pourquoi tant d’écoles brûlent-elles, alors que l’école n’a jamais été aussi accueillante ? »

L’école française est l’héritière de l’école de tous, mais elle a implicitement choisi de proposer à tous ses élèves la formation autrefois réservée aux élites. « C’est normal, chacun a le droit d’y prétendre, au nom de l’égalité des chances. Mais cette culture de l’élite pour tous engendre bien des paradoxes et des difficultés ».

On ne pense plus aujourd’hui la justice sociale qu’en terme d’égalité des chances. « On n’a bien sûr pas à être contre l’égalité des chances, mais faisons très attention aux conséquences que cela entraîne, en particulier pour les élèves qui ont eu leur chance et qui se sont retrouvés exclus. Pour la France, c’est l’Ecole qui est chargée de donner la véritable égalité des chances, mais aucune école au monde ne peut totalement rebattre les cartes sociales ». On a là affaire à un modèle « où les mauvais élèves sont écrasés. Ils se détruisent dans cet échec, car on leur a donné le devoir et la possibilité de réussir ».

Nous croyons fondamentalement que les individus sont tous égaux. Mais par quel processus vont-ils occuper des positions sociales fondamentalement différentes ? Le moins injuste est sans doute celui d’une sélection par le mérite, qui crée des inégalités, mais ne dégrade pas les individus en leur refusant une culture commune et des compétences définies comme de base. « L’école a le devoir de garantir et d’exiger que tous les élèves acquièrent les compétences d’un socle commun. Il faut avoir moins d’ambition pour quelques-uns, fabriquer des élites ce n’est pas difficile, mais en avoir plus pour tous ». On sait que le rendement des élèves décroît en fonction du nombre d’heures d’enseignement qu’on leur impose. Alors pourquoi ne pas utiliser les moyens de soutien scolaire pour ceux qui pourraient absorber davantage de connaissances abstraites, ou exceller dans une activité ? « La différentiation ne se ferait plus par le rattrapage. On créerait des inégalités qui ne dégraderaient pas le sort des plus faibles ».

Que faut-il mettre dans cette culture commune ? « Cette question est avant tout une question politique qui concerne la nation. Si on demande aux enseignants d’y répondre, on sait qu’ils ont là-dessus un point de vue fortement biaisé par la prééminence disciplinaire. L’idée de culture commune doit être une idée politique. Il faut se demander ce qu’est un enfant ou un adolescent qui aura la capacité de réfléchir et de conduire sa vie. Malheureusement, actuellement, il y a peu d’espace pour les enfants : l’école les considère comme des supports d’ambition et de progression familiale. Il est nécessaire de réintroduire une dimension morale dans le système éducatif et de réfléchir à ce qu’elle doit être ».

Le socle, levier du changement ?

Pour introduire le débat avec la salle, Florence Robine, IGEN de sciences physiques, choisit de rappeler l’inscription du système éducatif français dans le contexte européen défini par la stratégie de Lisbonne. Les pays se sont engagés à donner aux élèves les meilleures chances de sortir avec un bagage qui leur permettra d’utiliser les possibilités de formation tout au long de la vie et d’être un citoyen actif. « Cependant, à la pression forte que le ministère et la société exercent sur l’éducation pour une prise en compte des indicateurs et des informations fournies par les enquêtes internationales, correspond un grand silence du système sur l’évaluation des résultats des efforts fournis pour les compétences et les acquis des élèves. Que fait-on pour les élèves qui n’atteindront pas le niveau 2 de compétences Pisa, celui qu’on exige des citoyens de la société moderne ? » Les enseignants se plaignent d’avoir beaucoup de difficultés à identifier les difficultés des élèves, mais c’est seulement au travers d’un bilan de compétences qu’on peut y arriver. Un curriculum caché existe, qu’on n’enseigne pas à l’école, mais que l’élève doit acquérir impérativement pour pouvoir tirer parti de sa vie à l’école. « On ne passera malheureusement pas rapidement, ni facilement, d’une logique d’égalité des chances à une logique de culture commune. On rencontre pourtant sur le terrain des réflexions qui pourraient faire utiliser le socle et les compétences comme grille de lecture des programmes ».

Alain Houchot, IGEN enseignement primaire, souligne que « sur les 40 dernières années, on a développé un discours qui a fait croire que le système éducatif était engagé dans une démarche d’évaluation des compétences ». Les textes ne manquent pas : circulaire du 6/01/1969 « inappliquée, bien sûr » qui évacue les notes et les classements, loi de 1989, programmes de 1995, de 2002 … Il s’agit bien de faire maîtriser des compétences et de substituer l’évaluation au contrôle, mais dans les faits, c’est la grande hésitation, chez lees enseignants comme dans les familles. « On ne sait jamais si l’école évalue pour sélectionner ou pour aider à apprendre. En fait ce que fait l’école est très clair, mais la confusion entre le discours et la réalité a jeté le discrédit sur le système, à l’externe comme à l’interne ». On ne sait pas non plus si les évaluations doivent d’abord servir à un suivi pas à pas ou à établir un bilan. Les programmes continuent à hésiter entre lister la totalité de ce qu’il faut apprendre et définir les compétences à faire acquérir par la totalité des élèves. On propose aux élèves des activités et des supports très ambitieux, « mais sont-ils sont qui permettent au mieux aux élèves de montrer leurs compétences et de maîtriser leurs connaissances ? »

Le socle commun, c’est la continuité pédagogique entre l’école et le collège

« Le socle commun est un symbole identitaire de notre syndicat », nous déclare Claire Krepper, secrétaire nationale du SE-UNSA, « marquant la continuité de l’école au travers des différents âges des élèves. Depuis l’inscription du socle dans la loi, on a beaucoup parlé au niveau de l’encadrement et du ministère, mais il ne s’est pas passé grand’chose sur le terrain. L’objectif du colloque est d’apporter des éléments aux militants pour passer à la mise en œuvre. Nous voulons montrer que c’est possible, sans attendre, tout en maintenant nos exigences et nos revendications. C’est un défi pour l’Ecole et pour notre syndicat aussi ».

En choisissant le thème l’Ecole au défi du socle pour sa journée de colloque du 16 janvier, le SE-UNSA entendait rappeler avec force qu’il avait lutté depuis longtemps pour faire inscrire le socle commun dans la loi sur l’école et qu’il n’était pas question aujourd’hui de ne pas avancer, en dépit d’un contexte peu propice aux initiatives pédagogiques et d’un manque de volonté politique qui pèse sur tout le système éducatif.

Dans son discours d’introduction à la journée, Claire Krepper avait d’ailleurs souligné « Pour nous, il s’agit bien d’aller vers une école plus juste, qui se soucie d’abord du sort des plus faibles ». Dans les évaluations internationales récentes, Pisa et Pirls, la France « apparaît comme un des pays les plus inégalitaires. C’est parce que le socle commun représente un levier important de réduction de ces inégalités sociales de réussite scolaire qu’il est au cœur du projet éducatif du SE-UNSA. Le socle commun … c’est également une évaluation progressive des acquis des élèves, qui ne stigmatise pas l’erreur et qui renforce l’estime de soi ». Dénonçant « une mise en œuvre ministérielle inefficace », le syndicat veut montrer dans ce colloque « que des avancées sont possibles, sans attendre ».

De cette journée très riche en débats, nous avons choisi de ne retranscrire ici qu’une partie des interventions de la matinée. Les questions posées par la salle, les réponses apportées par les experts et la description des expériences de terrain feront l’objet d’une publication spécifique du SE-UNSA.