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François Boule

« Il y a place pour ces différents niveaux de discours, et une grande hétérogénéité de pratiques :
 » l’âge du Capitaine  » doit nous rendre modeste… « 

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Un texte déposé au Café Pédagogique en juin dernier, avec la photographie de son auteur, semble susciter beaucoup de réactions ; sans doute parce qu’il s’agit d’un texte  » à fragmentations  » (comme on le dit de certains objets offensifs) : la question principale semble être l’abord pédagogique de la division, à moins qu’il ne s’agisse de la crainte de futurs nouveaux programmes ou de la mise en cause des programmes actuels, voire de leurs auteurs. La contribution ci-dessous est très tardive et très partielle ; elle ne souhaite pas prolonger une  » bataille de polochons  » fut-elle savante, qui déplacerait la discussion de son objet initial vers les auteurs, ni rentrer trop avant dans un débat technique, pourtant utile.
Les programmes actuels ont donné lieu à une discussion, la rédaction de textes et des commentaires a été collégiale, et l’ambiance de travail était démocratique. Tout cela s’appuie sur plusieurs dizaines d’années de travaux (notamment ceux d’ERMEL, mais pas seulement) dont la polémique n’a heureusement pas été absente, mais dont on doit reconnaître la continuité et l’établissement sur un assez large consensus en mathématiques probablement mieux que dans d’autres disciplines.

Retour sur l’histoire des Programmes depuis cent vingt ans
Les programmes ont d’abord changé tous les vingt ou trente ans et après une guerre mondiale. Les guerres mondiales se sont heureusement raréfiées, mais les  » nouveaux programmes  » se sont succédés à un rythme accéléré, et la longueur des textes s’est rapidement accrue. Cette agitation, qu’on peut craindre politicienne, risque d’ôter son crédit à la parole officielle. Les programmes de mathématiques de 1887 pour toute l’école tenaient en quelques lignes. La première révision capitale et non consécutive à une guerre mondiale, est celle de 1970. Elle constitue une rupture par l’émergence de deux approches que l’on a cru alors convergentes : psychologique et mathématicienne ; c’est d’une part l’entrée du sujet apprenant, et non plus seulement la prescription au maître, et d’autre part une tentative de rapprochement avec la mathématique du siècle (celle qui se construit) et pas seulement une visée instrumentale du savoir enseigné.
Le résultat le plus visible en est un déploiement dans la durée, qui se poursuit encore (ex. fractions, proportionnalité) jusqu’au collège. Cette dilatation a été justifiée par des raisons psychologiques (les stades du développement du jeune enfant), et aussi par la volonté de quitter une approche seulement instrumentale ; il semblait légitime que l’enfant acquière des outils, mais aussi les construise, c’est-à-dire les conceptualise. Elle est également justifiée par le fait que la sortie de la scolarité, des années 50 aux années 80, est de plus en plus tardive. Ce déploiement est certainement légitime, mais peut induire des effets pervers.

On s’est clairement aperçu au début des années 80 que la conjonction des deux approches était un leurre (qu’on se souvienne du délire de la géométrie enseignée au collège) ; le coup de frein a pris la forme suivante : on apprend des mathématiques par la résolution de problème. Ce nouveau slogan a retenti peu à peu depuis le lycée jusqu’à l’école maternelle, dans les années 80.
Il est peu contestable que l’on apprend des mathématiques plutôt en cherchant des problèmes qu’en étudiant un traité. C’est-à-dire plutôt dans une recherche active que dans une contemplation. Mais il y a sans doute peu de rapports, sinon très généraux, entre une résolution de problème en Maternelle et une autre en Terminale. L’amalgame relève du slogan. Ce qui ne le disqualifie pas, mais réclame quelques nuances. D’autre part, la résolution de problème s’accompagne plutôt qu’elle ne s’enseigne. S’il existait un  » traité du problème « , on serait clairement dans la contradiction. La question est donc déplacée. Et ce n’est pas aux Programmes d’y répondre, mais à la formation des maîtres, didactique et pédagogique, d’élaborer et tester des propositions.

Les Textes officiels
Ils fonctionnent (légitimement) à plusieurs niveaux :

  • ils délimitent ce qui est exigible. Cette exigence est tournée vers l’élève, et plutôt en termes de performance que de compétence ; et particulièrement en fin de cycle ;
  • ils énoncent ce qui peut être abordé ; c’est ici un discours au maître, mais pas seulement à lui, car l’école n’est pas le seul lieu où apprendre (famille, parascolaire, logiciels…) ; mais c’est plutôt de l’école que l’on attend un souci de cohérence ;
  • ils proposent aux maîtres des commentaires : comment faire ? Quelles ouvertures possibles ? Quelles précautions observer ? Mais ces commentaires ne constituent pas un  » livre du maître « , condensé de formation théorique, ni une prescription de méthodes, lesquelles demeurent de la responsabilité de l’enseignant.

A côté de cela, il y a l’offre pédagogique (fichiers, manuels, livres du maître) qui proposent des contenus et des méthodes, dans la limite des prescriptions ci-dessus. La diversité de l’offre est d’autant plus légitime que le public (maîtres et élèves) n’est aucunement homogène. C’est le principe même de l’inclusion.

Il y a place pour ces différents niveaux de discours, et une grande hétérogénéité de pratiques.
Par conséquent, il n’est sans doute pas souhaitable que le discours officiel prescrive que  » la division doit être abordée au niveau N  » comme les programmes étaient en droit de l’énoncer jadis. D’autant plus que l’expression  » être abordée  » est manifestement plurisémique. Jadis, on entendait plutôt par là : donner des moyens de résoudre des situations-types. S’il s’agit de d’organiser la rencontre avec des situations de partage ou de distribution, il n’y a pas d’inconvénient à l’envisager dès le CP, ou même avant. Mais il ne s’agit pas alors d’un  » enseignement de la division « .

Distinction de la technique et du concept
Il faut distinguer, dans l’élaboration d’un concept, son acception mathématique et ses « adhérences » psychologiques. C’est ici que je vois le manque dans les discours de la didactique française. Il est très insuffisant de se réclamer rapidement de Piaget ou du cognitivisme, et de passer à la  » déconstruction  » mathématique (p.ex. quotition/partition pour la division, ou quotient/fractionnement unitaire pour les fractions). La construction d’un concept a peu de chance d’être linéaire, identique quel que soit le sujet ; elle s’étend sur plusieurs années pendant lesquelles se développe un  » empirisme accompagné « . C’est une phase d’émergence de représentations (internes, personnelles) et de conflits locaux (externes sans doute, mais aussi internes). C’est ce que j’entendais ci-dessus par  » adhérences psychologiques « . Deux articles fondateurs à cet égard ont été celui de G.Vergnaud sur les structures additives et aussi de toute autre manière (à la même époque)  » l’Age du capitaine « . Vergnaud attirait l’attention sur le fait que, dans un même contexte sémantique, un même ordre de grandeurs numériques, une même structure additive, il existe une hiérarchie dans l’appropriation. L’Age du capitaine rapportait notamment le cas de Peter à qui l’on demandait son avis sur les problèmes posés. A propos de l’un [Dans un bateau il y a 36 moutons, 10 tombent à l’eau, quel est l’âge du capitaine ?] il disait qu’  » il était bête parce qu’on parle de moutons et après de capitaine « , mais à propos d’une autre [Il y a 7 rangées de 4 tables dans la classe, quel est l’âge de la maîtresse ?], il répondait  » je pense que la maîtresse a 28 ans parce que 4×7=28 « . Pour une même structure mathématique, il y a des effets de surface très différents qui ont des conséquences déterminantes pour l’apprentissage d’un sujet. Je ne suis pas sûr que l’on ait beaucoup avancé dans cette voie depuis lors. La  » déconstruction  » mathématique ou l’analyse didactique se sont déployées au dépens de cette approche de l’élaboration personnelle. C’est le cas dans l’analyse des structures multiplicatives proposée un peu plus tard. C’est pourtant là que les difficultés majeures d’apprentissage (et les échecs en math) trouvent leur origine et une partie de leurs mystères.

Les notations et les techniques
L’apprentissage du calcul ne se réduit pas à la construction de procédures. Celles-ci interviennent, à l’intérieur de l’élaboration conceptuelle, dans le jeu subtil de la constitution du sens, qui est une lente condensation. Les programmes peuvent fournir des points de repère, mais sans doute pas une chronologie générale, sauf en ce qui concerne l’exigible. L’une des questions que les programmes actuels ne traitent que très partiellement (le peuvent-ils ?) est celle de l’équilibre entre calcul mental, techniques écrites, et calcul instrumenté. Le problème est clairement posé ( » La question du calcul aujourd’hui « , document d’application), mais les pratiques sont loin de s’y conformer et de présenter une cohérence longitudinale (d’un cycle à un autre). Le calcul approché, dont la fonction sociale est majeure mais l’apprentissage difficile, est assez peu mentionné et pas du tout pratiqué, ou trop tardivement. Il donne cependant des moyens de contrôle et de vraisemblance d’un résultat. Il est bien complémentaire du calcul  » instrumenté  » en ce qu’il permet d’enraciner des représentations numériques opératoires. Il y a là matière à un débat à peine entr’ouvert.

En conclusion, c’est sur la méthode d’investigation, en matière d’objectifs éducatifs, qu’il convient de s’interroger. Les opinions les plus excessives s’affrontent en tous lieux : pourquoi apprendre à calculer, puisqu’on dispose de calculettes ? A quoi sert de gaspiller du temps pour la technique de la division dont l’érosion rapide est assurée ? L’école doit se consacrer aux apprentissages de base et non à l’usage de gadgets ! La commission Kahane a rendu en 2002 un rapport dont on ne peut que louer la rigueur de la méthode et la clarté des conclusions ; celles-ci jettent les bases d’un programme d’élaboration pédagogique cohérent. En revanche on peut douter qu’une commission parlementaire soit fondée à trancher sur la théorie de Darwin ou celle du Big-Bang. Ces objets relèvent de la communauté scientifique, et s’en excluent eux-mêmes ceux qui renoncent à s’inscrire dans le débat scientifique. Il en est sans doute de même pour l’apprentissage du calcul. Que le Ministère de l’Education nationale, dont on a pu apprécier l’art de la nuance sur la question des méthodes de lecture, s’engage ici encore dans une confusion des rôles, laisse au moins perplexe, sinon inquiet.

François Boule, INSFREJHEA (Suresnes, ex-CNEFEI) 30 septembre 2006

Sommaire du dossier :

  1. Accueil
  2. Quelques données issues de la psychologie
  3. Les programmes
  4. Et en maternelle ?
  5. Le calcul mental, ça s’enseigne ? Expérience de terrain
  6. Ressources en ligne et bibliographie
  7. De nouveaux points de vue de chercheurs :

Les PDF

On se reportera aussi aux contributions déjà parues à :
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/contribs_calcul.aspx

Dossier coordonné par Patrick Picard