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Odette Bassis

Enseigner la numération décimale – Odette Bassis

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Apprendre à compter est sans aucun doute l’un des impératifs les plus indiscutables de tout programme scolaire, de toute préparation à la vie, qu’elle soit personnelle, professionnelle et sociale.
Comment l’aborder, comment s’y prendre pour tenter d’éviter tant d’échecs, de confusions, d’erreurs ?
L’inquiétude des parents et des enseignants est tout à fait légitime devant un tel enjeu, inquiétude accentuée par les débats arides, parfois injonctifs, qui ont lieu actuellement notamment sur la lecture, renforçant le doute, la défiance, voire la peur, où beaucoup cherchent que penser que faire. Cette situation accroît le risque de tourner le dos à la nécessité d’une analyse argumentée concernant la relation si décisive à tenir entre théorie et pratique, entre réflexion sur les savoirs et réflexion sur la pratique pédagogique.
C’est dans ce contexte difficile que cet écrit propose d’aborder ici des problèmes à affronter pour un apprentissage de la numération décimale qui le rende accessible pour tous les élèves, quels qu’ils soient.



Apprendre à compter : quels problèmes ?
Dans le quotidien, ce sont justement les échecs, les erreurs, les confusions observées, répétées, dans les apprentissages qui nous donnent des pistes pour comprendre où sont les points d’achoppement. Or pour les élucider et en tirer parti, il est nécessaire d’interroger quelques clés qui ont à voir avec la genèse et les cheminements historiques de la numération au travers les civilisations du passé. Elle nous permettent de comprendre quelles situations, quelles étapes proposer en classe pour faire se construire de façon solide les raisons d’être de notre numération décimale.
Quelques uns de ces points d’achoppement rencontrés par les élèves (dans le dit ou le non-dit) :

  • Pourquoi des chiffres écrits dans le désordre de leur « grandeur » ? (par exemple dans 1582, le 1 est avant 5 et 8 alors qu’il s’agit d’un grand nombre). C’est la confusion entre « chiffre » et « nombre » (comme entre l’alphabet et les mots) qui pose très tôt question pour les enfants, d’autant plus que l’apprentissage des premiers nombres, écrits avec seulement un chiffre, peut alimenter cette confusion. C’est aussi la confusion aussi entre nombre (quantité d’objets d’une collection) et numération (écriture du nombre avec une ensemble déterminé de chiffres). C’est là toute la question de l’écriture positionnelle. D’où vient-elle, pourquoi?
  • Dans l’écriture des nombres, que vient faire le « 0 » qui « ne vaut rien », qui est nul ? Et pourquoi un nombre dont l’écriture comporte plusieurs 0 qui se suivent, à sa droite, exprime-t-il un grand nombre !? C’est toute la paradoxale fonction du « 0 ».
  • Pourquoi juste après 9, en ajoutant seulement une unité, trouve-t-on « 10 » ? Deux raisons de ne pas comprendre : pourquoi deux chiffres tout à coup, et pourquoi 0 et 1 (qui sont rien ou si peu) alors qu’on veut exprimer un nombre supérieur à 9 ?
  • On apprend à lire de gauche à droite quand pour savoir ce que veut dire un nombre, il faut déchiffrer de droite à gauche. Et pourquoi donc ?
  • D’autres butoirs s’ajouteront, plus tard, avec les techniques opératoires, les nombres à virgule… Comment faire comprendre la différence entre les parties entière et décimale ? Comment comparer les parties décimales de deux nombres (3,28 et 3,4 ou encore 7,3 et 7,30) quand on a jusqu’alors appris qu’entre deux nombres entiers, c’est celui qui est écrit avec le plus de chiffres qui est le plus grand ?

De telles difficultés et questions, rencontrées à travers une longue expérience de pratiques dans les classes et dans la formation des enseignants, soulignent combien est décisive la construction de la numération décimale comme étape-clé dans l’apprentissage du savoir mathématique de l’enfant. Qu’il manque cette étape, et l’élève traînera avec lui comme un boulet une difficulté qui le mettra en échec pour toutes les notions numériques ultérieures. C’est face à de tels constats que, dans le champ de recherche propre à l’éducation nouvelle, au Groupe français d’Education Nouvelle (GFEN), s’est forgée la conviction d’une conception des savoirs à enseigner qui puisse prendre en compte le POURQUOI de ces savoirs pour venir éclairer le COMMENT des procédures à retenir.

Mais une telle conviction, pour se traduire dans des pratiques, ne peut se fonder que sur l’indispensable inter-relation entre deux pôles essentiels :

  • les savoirs à enseigner, au cœur des contenus prescrits des programmes : se contenter des résultats à « faire passer » tels quels – ce qu’il « faut savoir » ou seulement « savoir faire » – ou restituer aux savoirs scolaires le sens sur lequel ils ont été élaborés ? En d’autres termes, il s’agit de rendre possible une conception des savoirs scolaires où les questionnements dont ils sont issus (dans leur genèse historique) puissent faire écho aux questionnements des élèves, dans leurs apprentissages. C’est donc la dimension proprement conceptuelle de ces savoirs qui est revendiquée ici, non comme supplément d’âme ou perte de temps, mais pour que les élèves y découvrent pour eux-mêmes en quoi apprendre les fait se poser dans l’existence et dans leur devenir, en connexion profonde avec l’aventure humaine et l’héritage inter-culturel des savoirs.
  • les élèves : nous voulons poser le pari des potentialités d’intelligence que porte tout enfant quand il devient élève, avec la conviction qu’un tel potentiel ne peut se révéler que s’il est mobilisé dans des situations (au cours de cheminements) qui en rendent la mise en acte possible. Cela pose la responsabilité de l’acte d’enseignement comme acte éducatif, d’une conception d’un élève devenant acteur et concepteur dans ses apprentissages.

C’est dans l’interdépendance de ces deux pôles que réside la condition essentielle de la réussite, dans un long terme, d’un tel apprentissage. Il ne s’agit en aucun cas de rejeter les automatismes et les entraînements nécessaires, mais au contraire d’en construire à la fois la nécessité et le sens, une fois les clés pour comprendre ces automatismes et leur raison d’être dénichées et travaillées.

Au cours des situations vécues, quelles étapes pour quels objectifs?
Alors, quoi et comment enseigner pour asseoir la construction par l’élève de la numération décimale ?

  • Faire et dire
    – On pose souvent la question des  » groupements  » pour compter comme si elle allait de soi (« c’est ainsi qu’il faut savoir, qu’il faut faire »!) . Nous proposons au contraire de créer les conditions pour que « grouper » devienne une nécessité dans l’action de dénombrer. Non pas admettre, mais découvrir. Pour cela, la situation initiale propose d’avoir à dénombrer (par exemple) « trente » allumettes (sans en nommer la quantité, les objets étant donnés directement aux élèves), mais en fixant la contrainte d’un faible nombre de chiffres utilisables : on imagine un pays où on ne connaît les chiffres que jusqu’à 4… L’objectif annoncé aux élèves est pouvoir garder mémoire ou communiquer à d’autres combien on a d’objets.
    Lorsqu’ils se mettent en travail, on constate une capacité spontanée à  » faire des paquets « . Un des soucis concrets de l’enseignant doit alors être de créer les conditions de manipulations faciles de ces groupes de 4 allumettes, afin de limiter les contraintes matérielles, qui risquent d’être autant d’occasions d’évitement de penser pour les élèves les moins engagés dans l’activité.
    – Très vite, dans la constitution de « paquets » apparaît un problème nouveau redoutable, à gérer dans l’action : faire des groupements de groupements puisque le nombre de « paquets » est supérieur à 4, (avec « trente » allumettes, il y a « sept » paquets de 4 allumettes, plus 2 allumettes). A ce moment-clé de la démarche, il est essentiel de ne pas brûler les étapes (y compris, au CP, prendre le temps de plusieurs séances) pour que se mette en place la spécificité de l’invention de la numération  » décimale  » qui revient non plus à compter directement les objets mais des groupements de ces objets, et même des groupements de groupements, et ainsi de suite…
    Dans notre démarche, ces cheminements sont scandés par des échanges entre élèves, entre équipes, ou dans des moments de confrontation pour que se disent et s’argumentent les actions menées.
  • Organiser et formuler
    Les groupements faits par les élèves doivent s’organiser pour pouvoir être échangés (verbalement ou par des écrits). On ouvre alors sur un travail de mise en mots : quelles formulations trouver pour être compréhensibles par d’autres? Les nécessités rencontrées dans les actions précédentes laissent la place aux exigences d’une communication socialisée : il s’agit de choisir ensemble des mots et formulations qui expriment, une fois les groupements réalisés suivant leurs choix, ce qu’ils ont obtenu, (en direction d’autres élèves ou d’ interlocuteurs supposés).C’est en fait une phase décisive de conscientisation, où se joue la genèse de la notion d’unités d’ordre différents. Cela passe par le choix de mots différents à trouver (tas, paquet, groupe,…) pour distinguer sans les confondre les groupements et regroupements de différents ordres.
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  • Codifier
    – Pour en arriver à l’écriture positionnelle, il s’agit maintenant, de supprimer le recours aux mots trouvés (« 1 paquet, 3 petits groupes, deux  » tous seuls  » pour garder l’ exemple des « trente »allumettes proposées), L’enseignant resserre la consigne pour faire franchir une étape à l’avancée conceptuelle :  » on ne peut plus utiliser que des chiffres pour exprimer nos quantités « . On fait chercher comment exprimer ce qui a été trouvé (on peut passer par une étape intermédiaire de dessins) en respectant les distinctions élaborées et discutées. C’est une étape de recherche directe dans le champ du symbolique, qui accroît et fixe le contenu conceptuel en construction, et où continuent d’être indispensables, entre les moments de recherche individuelle, les temps d’échanges entre élèves et entre équipes dans des confrontations collectives. Des apports historiques pertinents donnent chair à l’importance de tels débats, par exemple en racontant comment les différentes civilisations ont cherché à résoudre le problème…. Ainsi, le débat sur le sens de l’écriture (pourquoi les nombres s’écrivent-ils  » à l’envers « , de droite à gauche, comme dans l’écriture arabe, et non dans le sens habituel de l’écriture occidentale ?) renverra aux échanges entre civilisations…
    L’irruption de « 0 »: c’est dans l’extension à d’autres nombres de l’écriture positionnelle que surgit le moment intense d’une « invention » (tardive) qui s’avère tout à coup indispensable pour rester conforme à la codification précédente établie. Là aussi, l’apport historique de cette invention est décisif.
    – Ecrire enfin la suite de tous les nombres dans l’écriture positionnelle établie, de 1 en 1, permettra de découvrir que dans ce « pays de quatre », le nombre 3 a pour suivant le nombre qui s’écrit « 10 ». L’occasion d’un bon débat sur l’usage du « 4 », tant utilisé pour compter combien d’objets dans chaque groupement, mais jamais écrit, puisqu’il devient « 1 » dans un groupement supérieur… comme le  » dix  » qui désigne non les doigts de deux mains (qui peuvent être vus) mais leur ensemble, comme entité unique (pensée mais non vue).
    – Mettre en relation avec les codifications historiques créées dans les différentes civilisations pour mesurer tous les chemins parcourus et permettre aux élèves, chemin faisant, de s’étonner et prendre conscience du sérieux de leurs propres « trouvailles », mises ainsi en relation avec celles du passé.
  • Réinvestir ensuite en numération décimale
    Il s’agit maintenant de réinvestir rigoureusement dans la numération décimale (pays des « deux mains réunies »). Rapidement, faire des paquets de dix puis de cent ou mille devient rébarbatif alors que les étapes franchies précédemment (des actions initiales jusqu’à la codification systématique) ont permis d’écrire la suite des nombres dans une compréhension telle que le réinvestissement est maintenant faisable. Cependant, alors que la lecture des nombres jusque là se faisait simplement (213 par ex. s’exprimant dans l’ordre par « deux, un, trois »), ici interviennent à la fois des difficultés langagières (dix, cent,.. qui expriment directement l’ordre des groupements) mais aussi des « anomalies » de lecture (en français de France, particulièrement) qui peuvent cependant être explicables sur le plan historique (de 61 à 79 en référence à la base soixante et de 80 à 99 avec la base vingt). Ces explications (évidemment à ajuster en fonction du niveau des classes, (cycle 2 ou 3) apportent de nouveaux éclairages sur la notion de groupement, les vestiges du passé (comme il en est pour les minutes et secondes) qui soulignent la dimension humaine des savoirs. On peut encore imaginer d’autres réinvestissements, comme la notation binaire, le  » oui  » et le  » non « , le  » ouvert  » ou  » fermé « , base de l’informatique…

Quels enjeux éducatifs ?
Le problème majeur de tout projet éducatif est souvent moins dans la formulation de ses finalités que dans la mise en acte réelle des moyens pour y parvenir. « Les valeurs n’existent que dans les pratiques qui les construisent » écrivons nous souvent, au GFEN .
Mais comment, sans cela, mettre en pratique les objectifs du texte officiel sur le « socle commun » : « permettre aux élèves de devenir acteurs responsables de notre démocratie »… »capables de jugement et d’esprit critique » ; « savoir distinguer un argument rationnel d’un argument d’autorité » ; « se construire comme sujet » ; « se montrer capable de concevoir, mettre en œuvre et réaliser des projets, individuels ou collectifs »,… en vue de « l’exercice d’une citoyenneté libre et responsable ».
Bien sûr, bien sûr… mais à partir de quelles conceptions des contenus des savoirs, de la vie scolaire, et avec quelles pratiques? Et qu’en est-il de ces finalités dans les apprentissages dits « fondamentaux »? Devrait-on les mettre à la trappe?
Souhaitons que les pistes présentées ici pour la numération décimale portent témoignage de la possibilité de mettre en acte, dès les premiers apprentissages et surtout DANS les processus mêmes de tout apprentissage, de telles valeurs décisives. Mise en acte qui va avec une exigence à soutenir suivant trois pôles intriqués :

  • la conception des savoirs à enseigner : ne pas réduire l’enseignement à la seule transmission d’évidences et procédures à retenir et appliquer, mais questionner les savoirs pour en saisir les clés pour comprendre. Ne pas réduire les savoirs à des objectifs seulement utilitaires ou comme outils à penser…plus tard!
  • la conception des situations proposées et de leur agencement aptes à susciter des questionnements et activités réflexives en prise avec la teneur conceptuelle des savoirs en jeu.
  • la conception de modes d’animation par l’enseignant : enseigner, en vue d’enjeux conceptuels ciblés, et au travers de situations fortes, pour mobiliser, accompagner, rendre opératoires et visibles les cheminements des élèves, jusqu’à leurs aboutissements.
    Ce sont ces exigences que nous remettons sans cesse au travail dans l’élaboration de ce qu’il est convenu de nommer « démarche d’auto-socio-construction du savoir ». Terme qui renvoie, au delà de la lourdeur de l’expression, au but essentiel d’apprendre à penser par soi-même et avec les autres, condition d’une vraie réussite.

Il s’agit de faire de tous les apprentissages autant de :

  • lieux d’exercice d’une pensée en développement où chacun, découvrant en lui-même des potentialités qu’il ignorait, se construit une image positive de soi, amorce de toute réussite.
  • lieux d’une égalité de potentialités à mettre en acte où ces potentialités, dans le travail exigeant des situations pédagogiques et des cheminements vécus, peuvent se révéler et devenir capacités effectives, où les inégalités scolaires peuvent cesser d’être attribuées aux prétendues inégalités des potentiels d’intelligence.
  • lieux d’exercice du débat argumentatif, réflexif, où le va et vient entre soi et les autres permet d’affiner, d’affirmer et de transformer sa propre pensée, avec la médiation de données extérieures (analyses d’actions menées, apports de documents, etc..) face auxquelles les uns et les autres sont affrontés.

Personne ne se trompe sur l’importance du problème de l’école pour notre société et son devenir. Mais pour quelle société ? Le Café Pédagogique tient à cet égard un rôle essentiel par les débats qu’il contribue à diffuser dans la profession, et bien au delà, sous le regard de l’opinion publique. C’est pourquoi cette contribution n’a d’autre but que de vouloir mettre à disposition des enseignants (et de tous!) des analyses et pratiques pour aider à rendre possible que chaque élève, avec les autres, puisse se construire comme sujet et comme citoyen DANS le savoir.

Odette Bassis est Présidente du GFEN (Groupe Français d’Education Nouvelle). Son travail et sa recherche dans les classes a toujours été en relation avec une longue expérience de formation des enseignants. Elle a soutenu une thèse (avec Gérard Vergnaud) sur les processus de recherche des élèves dans une démarche d’auto-socio-construction des savoirs. Elle a écrit notamment, parmi les ouvrages du GFEN, cités dans: www.gfen.asso.fr
— « Concepts-clés et situations problèmes en mathématiques » en 2 tomes chez Hachette, 2003 et 2004 (le tome 1 abordant les questions numériques et donc la numération, de façon plus approfondie).
— « Se construire dans le savoir » à l’école et en formation d’adultes (ESF, 1998) où sont exposés des éléments de théorisation de la notion de démarche d’auto-socio-construction du savoir.
— Article sur la notion de démarche dans le n° 120 de la revue Dialogue du GFEN.

Sommaire du dossier :

  1. Accueil
  2. Quelques données issues de la psychologie
  3. Les programmes
  4. Et en maternelle ?
  5. Le calcul mental, ça s’enseigne ? Expérience de terrain
  6. Ressources en ligne et bibliographie
  7. De nouveaux points de vue de chercheurs :

Les PDF

On se reportera aussi aux contributions déjà parues à :
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/contribs_calcul.aspx

Dossier coordonné par Patrick Picard