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Une mondialisation de l’école ?
La revue genevoise «Raisons éducatives», éditée par des chercheurs en Sciences de l’Education de l’Université de Genève, n’a pas pour habitude d’éviter les questions vives ou les enjeux sociaux. Classée comme revue A par les évaluations internationales, elle tente de faire des ponts entre la recherche et la formation. Sa journée d’études du 26 février 2010 était centrée sur les transformations des systèmes éducatifs dans les pays du Sud. Dans une période marquée par une pression grandissante des normes internationales en matière d’organisation scolaire, l’éclairage de chaque intervenant sur une situation locale a permis d’éclairer un paysage global. Avec une question de fond en filigrane : en quoi ce qui se passe ailleurs éclaire ce qui peut aussi être en transformation chez nous ?… « On voit de manière plus concentrée ce qui se passe de manière beaucoup plus lente dans le Nord » dira Jean-Paul Payet en concluant les travaux…

Abdeljalil Akkari : « C’est le Nord qui pilote l’évolution des systèmes éducatifs du Sud »

remeryAssiste-t-on à une globalisation de la forme scolaire ? Dans la mondialisation économique, tous les pays sont en compétition pour attirer des investissements, et le système éducatif peut en être un argument, même si tous les pays ne sont pas au même niveau : certains vantent l’économie de la connaissance quand d’autres tendent de vendre l’attrait de leur main d’oeuvre qualifiée à bas coût…
Selon ses analyses, au cours des dix dernières années, la scolarisation primaire a progressé partout (tableaux ci-dessous) : on passe en quelques années de 56% à 73% en Afrique sub-saharienne. Mais moins du tiers d’une classe d’âge accède au secondaire, contre 90% dans les pays du Nord.
remeryCependant, la baisse du résultat des tests standardisés, par exemple en maîtrise de la langue, semble montrer qu’il ne suffit pas de scolariser pour que les élèves réussissent à apprendre. Marcel Crahay, présent dans la salle, réagit : « Mais ces résultats ne sont-ils pas simplement la conséquence qu’on a scolarisé davantage d’enfants de catégories sociales qui n’allaient jusque là pas à l’Ecole, ce qui fait forcément baisser le résultat moyen…? »La forme scolaire du Nord, dont la forme était née avec l’Etat-Nation au XIXe, a connu un fort engouement avec la décolonisation : l’Ecole était porteuse d’une perspective de développement. Mais partout s’est posée la question de l’articulation de modèles de développement spécifique avec une « globalisation » de la forme scolaire. « Si l’éducation nous tire vers l’universalisme, les programmes devraient-ils n’enseigner que ce qui vaut partout dans le monde ? » se demande A. Akkari. Pour lui, le modèle repris partout dans le monde s’appuie sur les mathématiques, les sciences et les langues, sur les tests et les examens standardisés, et s’intéresse à la formation et à la professionnalisation des enseignants. Mais partout, l’entrée par le concept d’équité vient se substituer à l’approche classique centrée sur les inégalités. Le marché de l’éducation est de plus en plus présent, soit par privatisation, soit par la généralisation de cours privés à domicile.
« Il semble donc que la transformation des systèmes scolaires des pays du Sud soit pilotée par les agences internationales dans lesquelles les pays du Nord ont un grand poids (FMI, OCDE, Banque Mondiale), au détriment des institutions comme l’Unicef ou l’UNESCO ». Pour lui, les recommandations faites par ces institutions sur le salaire ou le statut des enseignants visent davantage à les précariser qu’à améliorer le système éducatif.

Jean-Paul Payet : « En Afrique du Sud, le réel résiste au symbolisme des intentions »
remeryJean-Paul Payet poursuit le propos en réglant la focale sur l’Afrique du Sud. « Dans ce pays, depuis 350 ans, le construit de la race structure les mentalités » précise-t-il. Donc, dé-racialiser, c’est à la fois faire le deuil des humiliations passées et construire de nouveaux horizons d’attente.
Les pays du Nord ont donc beaucoup investi, symboliquement et politiquement, dans la transformation du système éducatif sud-américain, « Mais le symbolisme ne fait pas la réussite de la transformation effective des systèmes éducatifs » : dans la réalité, les ségrégations socio-raciales restent fortes, malgré l’unification des quatre systèmes éducatifs antérieurement séparés. Les ghettos restent des ghettos, les ravages du Sida renforcent les destructurations familiales, et les réformes radicales dans les programmes et les manières d’enseigner sont difficilement assimilables par les enseignants. Même dans le public, les « droits de scolarité » constituent une ressource importante pour le fonctionnement pédagogique, qui renforce les disparités dans l’offre des établissements scolaires. Les inégalités persistent, et sont « un activateur du sentiment d’impuissance et de colère des enseignants », sommés de faire « comme si » ils avaient les moyens de faire réussir les plus pauvres. Culpabilité, honte, perte de confiance en soi, mais aussi disqualification aux yeux des familles sont fréquents. « Il ne suffit donc pas de grandes déclarations morales pour faire reculer la situation » conclut J.-P. Payet. Au moins un point commun avec bien des pays ?

Marie-France Lange : « Au Vietnam comme ailleurs dans le monde, les classes moyennes défendent d’abord leurs intérêts »
remery« Qu’est-ce qu’une bonne éducation, pour un acteur local vietnamien ?« . C’est autour de cette question que Marie-France Lange, de l’Institut de Recherche pour le Développement, est partie enquêter pendant plusieurs années. Pour elle, le Vietnam est un pays pauvre, mais dont l’accroissement de la scolarité est remarquable, eut égard à son histoire récente. La scolarisation en maternelle s’y développe, même si l’offre publique reste faible.
Comme dans l’exemple précédent, l’écart entre les discours d’en haut et la réalité du terrain lui semble toujours conséquente. La lutte contre la pauvreté ou l’investissement national de l’Etat dans l’Education entrent en conflit avec l’injonction internationale de décentralisation et d’autonomisation des écoles, dont profitent les classes moyennes, prêtes à investir beaucoup dans l’éducation pour réorganiser des ségrégations socio-spatiales. Les « comité de gestion » scolaires sont souvent aux mains des parents de classe moyenne, qui défendent leurs propres intérêts en organisant des prestations supplémentaires payantes. L’accès des fractions de populations les plus pauvres reste, comme souvent dans le monde, difficile, avec des familles éclatées du fait des exodes ruraux ou des conséquences des guerres passées. « Les enfants doivent travailler pour payer les frais de scolarité, au risque de tomber dans le décrochage scolaire. L’aide sociale reste trop souvent parcellaire, et les plus pauvres doivent parfois choisir entre logement et scolarisation… »
Répondant en fin d’intervention à sa question initiale, elle insiste sur l’opposition entre les demandes « traditionnelles » de la société et les injonctions de la technostructure : « Les parents vietnamiens attendent des savoirs minimums et l’accès à l’emploi, mais aussi que l’école ne coûte rien. Dans une société confucéenne, l’enfant doit obéir dans poser de questions. Dans ce cadre, « l’appel aux pédagogies actives reste souvent lettre morte ».
L’intervenante ne prend-elle pas le risque de naturaliser ce qui ne relève finalement que de rapports sociaux ? La description faite par M.-F. Lange pourrait sans doute s’appliquer à la population européenne pauvre du milieu du XIXe siècle, lorsque les raisons d’investir symboliquement dans l’école n’allaient pas de soi…

Frédéric Turpin : à l’île Maurice, c’est l’Ecole catholique qui transforme l’Ecole…
remeryDevenue indépendante en 1968, l’Ile Maurice se caractérise par un double peuplement : les populations d’origine indienne, hindouhiste et musulmane ont désormais pris l’ascendant numérique sur la population créole plus ancienne. La guerre économique ravageuse dans cette zone du monde se double d’une guerre des langues : créole de souche française parlé par 90% des mauriciens de toutes origines, anglais et langues ancestrales à haute valeur symbolique s’opposent pour prendre le pouvoir symbolique. Le système éducatif, recopié sur le dernier colonisateur anglais, utilise une langue qui n’est jamais parlée dans la rue. « La globalisation, ce n’est pas seulement la mondialisation économique, c’est aussi l’imposition des normes scolaires des pays dominants ». L’Ile Maurice s’est lancée dans une adaptation très libérale de son économie. Son système éducatif est basé sur un élitisme forcené et assumé, qui a su former des élites reconnues sur le plan international, mais sélectionne par un concours national l’accès à l’enseignement secondaire.
Mais depuis les années 2000, l’Ecole catholique, autrefois élitiste et dirigée exclusivement par les Blancs, a changé de rôle avec l’émergence d’une classe moyenne créole éduquée, cotoyant une fraction importante d’exclus. Elle réinterroge les relations entre le local et le global, « par une diversification subnationale » et des expérimentations pédagogiques que l’Etat regarde avec un oeil inquiet. Scolarisant 20% des élèves du primaire, elle investit le secteur « préprofessionnel » destiné aux publics les plus en difficultés et y adapte avec un certain succès la forme scolaire, notamment en enseignant en créole ou en bilingue.
« Mais au-delà du principe humaniste et des acquis des travaux sur le bilinguisme, il faut aller voir le détail du « comment » pour vérifier les conditions de l’efficacité »
prend la peine de préciser F. Turpin. Parmi les conditions, il faut que la mesure soit acceptable par le corps social, mais il faut surtout que la langue ait une graphie stabilisée, qu’elle possède une grammaire, des dictionnaires… « Il ne suffit pas d’une volonté politique ». Les responsables catholiques organisent donc des coopérations internationales sur ces questions, avec expérimentations et évaluations, création de manuels et propositions de programmes connectés dans un ensemble cohérent qui seront à valider par les autorités compétentes. Or, le statut du créole est peu reconnu par les élites et les enseignants, qui restent centrés sur l’anglais, bien qu’il ne soit pas utilisé dans la rue, ou sont tentés par l’attrait régional des langues du bassin économique. « Une fois de plus, les tensions entre les groupes socio-ethniques pour défendre leurs intérêts semblent bien prégnantes, conclut le linguiste nantais. Ce sont dans les alliances électorales à venir que risquent de se gagner ou se perdre les orientations futures du système éducatif… »
Jeannine Ho-A-Sim : l’école en Guyane doit faire la place aux langues et aux cultures.
remeryEn Guyane aussi, plusieurs langues cohabitent. Les enfants bilingues franco-créole cotoient des immigrés hispanophones, chinois ou des amérindiens. Si la langue de l’Ecole est bien le français, la diversité géographique joue à plein : à Cayenne, on maîtrise bien le français tout en parlant souvent une autre langue à la maison, mais sur le fleuve Maroni, la maîtrise du français est plus rare, sauf si pour ceux qui ont été scolarisés plusieurs années en maternelle. La « distance linguistique » se double d’une distance culturelle : « le rapport à l’Ecole et au savoir scolaire ne rencontre pas spontanément les valeurs de la communauté d’origine, et les élèves ne comprennent pas forcément ce qu’ils peuvent attendre de l’école ». L’échec scolaire est important, surtout dans l’ouest. L’oratrice prend un propos plus engagé : « Nous militons pour une école de la diversité, pour ne plus raisonner en terme de « lacunes » ou de « déficits » de ces élèves. Les structures construites en France pour la scolarisation des primo-arrivants (CLIN, CRI) ne sont pas adaptées à la situation locale des enfants allophones guyanais français ». Si, depuis 1986, le créole guyanais est enseigné dans les écoles, le système scolaire ne reconnait pas les autres langues locales comme langue d’enseignement. « Nous militons pour un projet d’éducation plurilingue et interculturel, qui prenne en compte les élèves dans leur langue et leur culture. L’Ecole est le lieu indiqué pour cela, y compris pour favoriser la plasticité cognitive ».

Camila Pompeu et Abdeljalil Akkari : « être enseignant au Brésil, c’est nager à contre-courant… »
remeryLe Brésil a beaucoup progressé en terme de scolarisation de ses 55 millions d’élèves. Mais quel rapport au métier ont les praticiens ? Dans un pays où l’éducation a été totalement libéralisée, où les syndicats sont très faibles, la plupart des enseignants interviewés par les chercheurs disent avoir choisi ce métier par défaut. « Etre enseignante au Brésil, c’est être n’importe qui » précise une professeure rencontrée au cours de leurs enquêtes sur le terrain. Les débutant se disent démunis devant leurs problèmes de métier par l’universitarisation de la formation, et le salaire faible renforce le sentiment de non-reconnaissance sociale. Une grande part des enseignants travaillent à la fois dans le public et dans le privé, et aux dires des interwiewés, les exigences du privé limitent l’engagement professionnel en direction des élèves défavorisés du public. Les projets d’établissement sont souvent vécus comme trop lointains des urgences du quotidien, des difficultés sociales qui font irruption dans la classe.
Finalement, ce qui se dit dans les salles des profs de Sao Paulo n’est pas si loin de ce qui peut parfois se dire à Marseille ou à Lille : ce qui n’est pas facile, dans la classe, ce sont les élèves qui résistent à l’enseignement… Tout ça pour ça ? « Cela peut préfigurer ce qui peut arriver ailleurs si la libéralisation se poursuit » précisent les orateurs. Dont acte.