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Les polémiques actuelles sur les mesures de l’inflation ou du chômage sont là pour le rappeler, tous les indicateurs à travers lesquels on s’efforce de mesurer les phénomènes sociaux comportent une part d’arbitraire, ce qui laisse la place à des biais de nature politique, dès lors que les phénomènes en question sont lourds d’enjeux sociaux. La mesure du déclassement des jeunes n’échappe pas à cette règle. Dans le débat autour de cette question dont Le Café Pédagogique se fait l’écho, un article récent de P. Lemistre est présenté comme venant à l’appui de ceux qui contestent la thèse de l’ « inflation scolaire », à savoir qu’au-delà d’un certain seuil, actuellement franchi dans notre pays, les effets pervers de l’élévation du niveau d’instruction sont nombreux, notamment un fort taux de jeunes déclassés, c’est-à-dire employés à un niveau inférieur à ce qu’ils espéraient ou pensaient pouvoir prétendre. Or les nouvelles estimations proposées par ce chercheur débouchent sur des chiffres bien inférieurs à ceux admis jusqu’alors : ce serait « seulement » 17% des jeunes, et 10% après 3 ans, qui seraient dans ce cas. On ne peut évidemment se contenter de reprendre ces chiffres comme une bonne nouvelle, il faut examiner précisément comment ils sont construits.

L’auteur rappelle clairement l’arbitraire de la mesure du déclassement. Les relations entre diplôme et emploi sont évidemment contingentes : à telle période historique, dans tel contexte de la division du travail, tel diplôme va donner accès à tel emploi, ceci pouvant être garanti dans les conventions collectives ; on peut alors, par rapport à ces normes, définir de manière normative (ou institutionnelle) le déclassement. Mais on peut aussi observer sans a priori les relations actuellement en cours, vu là encore l’organisation du travail et les flux en présence (flux d’emplois et flux de diplômés) et définir le déclassement de manière statistique dès lors que certains diplômes débouchent sur des postes antérieurs à ce qui était le plus fréquent ; on voit bien ici que la date de la période d’observation est capitale : si on se réfère à une situation ancienne, la situation actuelle s’en écartera en général plus que si la référence est plus lointaine ; on mesure alors le déclassement avec un mètre qui bouge. Enfin, on peut demander aux intéressés eux-mêmes s’ils se jugent employés à hauteur de leurs capacités ; il sont certes les mieux placés pour le savoir, mais il est clair qu’ils ne peuvent pas ne pas prendre en compte la situation de leurs pairs –ce qui prévaut autour d’eux ; on s’attend alors à ce qu’ils apprennent à considérer comme normale la situation la plus fréquente.

L’article propose de combiner ces trois approches, puisque chacune est imparfaite (bien qu’on puisse se demander comment la combinaison de 3 approches imparfaites puisse donner un résultat significativement meilleur), et aussi, c’est un progrès incontestable, de tenir compte de la spécialité de la formation suivie et pas seulement de son niveau.

Il faut alors examiner précisément comment la nouvelle mesure combinée est construite, par une série de choix que l’auteur explique et qui, très normalement, sont tous discutables. Il pose tout d’abord que l’on ne peut plus considérer comme déclassé un bachelier qui occupe un emploi d’ouvrier ou d’employé qualifié (alors que les normes institutionnelles le faisaient) ; c’est un choix, peut-être réaliste mais qui revient à accepter une dévalorisation de ce diplôme, du fait même de sa diffusion, ce qui rejoint la thèse de l’inflation des diplômes. Plus loin, l’auteur montrera que de fait il ne considèrera comme déclassé aucun jeune de ce niveau (comme a fortiori aux niveaux inférieurs) ce qui, dit brutalement signifie que jusqu’au bac inclus, occuper les emplois les moins qualifiés est normal. Il faut en prévenir les jeunes qui pensaient qu’atteindre ce niveau leur donnait quelque avantage (certes, ils trouveront plus facilement un emploi qu’un jeune sans rien, mais cet emploi ne sera pas un emploi considéré comme qualifié)… Ici, on voit bien qu’on supprime une partie du déclassement en acceptant cette dévalorisation du diplôme bac… Dès lors que le déclassement est nul pour environ la moitié d’une classe d’âge (celle qui sort au plus avec le bac), il faut considérer que les nouvelles estimations données par P.Lemistre (les 17 et 10%) ne s’appliquent qu’à l’autre moitié de la classe d’âge, ce qui en minore bien sûr le poids !

L’auteur choisit par ailleurs de ne tenir compte du déclassement subjectif que s’il est systématique pour un diplôme donné (si plus de 50% de jeunes occupant tel type d’emploi se déclare déclassé) ; on peut certes justifier ce choix (il permet d’appréhender quelque chose de plus consistant que la variété des points de vue individuels), mais il est clair qu’il y a là une autre technique pour réduire de manière importante le pourcentage de déclassés (cette norme majoritaire divise par deux le déclassement subjectif).

Enfin, la combinaison des trois normes rend plus exigeant le diagnostic de déclassement. On comprend aisément que le chiffre final soit plus faible… On ne compte plus comme déclassés les jeunes de niveau bac+2 qui occupent un emploi d’employé qualifié, dès lors que c’est la norme statistique et qu’ils ne se perçoivent pas (plus) comme tels, alors qu’on considérait dans les normes (ou les brochures de l’ONISEP) que ce niveau de formation correspondait au niveau technicien. De même quand les étudiants dotés d’un second cycle universitaire en lettres ou gestion se retrouvent comme professions intermédiaires et non plus cadres. La technique consistant à considérer comme normale la situation présente, qui elle-même a évolué en suivant la montée du nombre de diplômés, revient à entériner un glissement vers le bas (un déclassement), bien intériorisé par les jeunes. Tout va donc pour le mieux, même si cette approche laisse apparaître, au bout de trois ans de vie active, un taux de déclassés faible en moyenne (10%) mais qui va de zéro, par principe, pour tous les jeunes au plus bacheliers à 26-28% pour certains diplômes du supérieur.

Ce texte convainc aisément que la meilleure manière de dégonfler les chiffres du déclassement est d’admettre, au vu des statistiques présentes et des opinions de jeunes qui n’ont guère le choix, la réalité de la dévaluation des diplômes. Si l’on se résigne à cette dévalorisation, pas (peu) de problème donc ! L’auteur impute cette dévalorisation à la hausse du niveau d’éducation, qui « tend à écraser la base de la hiérarchie des diplômes », ce qui est tout à fait dans la ligne des thèses de l’inflation des diplômes. Il note par ailleurs que de toutes façons, l’évolution du marché du travail conduit à valoriser davantage des qualités personnelles aux dépens des certifications (ce qui, pour reprendre là encore les thèses de l’inflation des diplômes, revient à constater que dès lors que les diplômes, nombreux, perdent de leur pouvoir distinctif, d’autres qualités vont reprendre de la valeur).

On peut choisir, comme l’auteur (et comme le suggère la présentation que le Café fait de cet article), de recommander néanmoins une poursuite de l’élévation du niveau de formation ; l’auteur se fonde pour cela sur un acte de foi, en citant un article faisant l’hypothèse qu’à terme la structure des diplômes modèlera la structure des emplois. Mais il s’agit d’une hypothèse, optimiste, qui n’ébranle pas les constats plutôt pessimistes, bien factuels eux, que l’on peut faire sur cette dévalorisation des diplômes. Faut-il la constater comme une fatalité ou se dire que plutôt que de continuer cette fuite en avant qui fera bientôt considérer, peut-être, comme non déclassé les bac+2 occupant des emplois non qualifiés, il faut s’attacher à renforcer la qualité des diplômes existants et celle des emplois censés y correspondre. Car produire des diplômés, même dévalués, coûte cher et on sait que les besoins sont infinis dans le secteur de l’éducation comme dans le monde du travail.

Marie Duru-Bellat

Iredu – Université de Bourgogne

Dossier « L’inflation scolaire : sommaire