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Par Laurence Ryf

Arrive du fond de mes entrailles, une fureur que je voudrais résistance et c’est René Char encore qui me guide. J’avance à découvert, sur les traces du capitaine Alexandre.

C’est que depuis les élections tout est différent et je suis aux premières loges. Prof en classe d’accueil dans le 93, Est parisien délinquant, banlieue de Bamako. Ici, les persécutions ont commencé : A Belleville, des gens ont été arrêtés tandis qu’ils faisaient des courses dans une épicerie. D’autres, alors qu’ils buvaient un café dans un bar. Ailleurs, une grand-mère a été arrêtée dans son bain.

Chez moi aussi, ils sont déjà venus. Ils ont emmené le papa de Marko et d’Anastasia. On a passé une nuit à chercher le moyen de le faire sortir de prison. Nous étions tous soulagés le lendemain après-midi quand ils l’ont relâché. Oui mais voilà. Quelques jours plus tard, il m’a dit : « J’ai 50 ans, je ne peux vivre dans la peur d’aller acheter le pain, dans l’humiliation d’être emprisonné comme un malpropre. J’ai plus l’âge et deux enfants. En Macédoine, c’est difficile. Règne un climat de guerre civile entre les orthodoxes et les musulmans, je suis parti pour protéger ma famille. Mais en France, c’est pire. Nous avons décidé de rentrer chez nous. Ici, c’est impossible. »

Une semaine plus tard, tous sont partis. Pour notre dernier matin, nous avons fait une très belle fête. Les enfants sont entrés en classe à 10 heures. S’ils avaient des bouteilles de coca et des pâtisseries, ils étaient bien plus calmes qu’à l’ordinaire un jour de fête. Alors poussée par la nécessité, j’ai trouvé de nouvelles ressources tout au fond de mes entrailles et après les avoir silencieusement regardés, j’ai écrit en grandes lettres sur tout le tableau : « Carpe diem : Profite du jour qui est » et je leur ai dit : « Hier, c’est fini et on ne connait encore rien de demain, alors c’est pas la peine de s’angoisser par avance. Aujourd’hui, nous sommes tous ensemble. Cette année, on s’est rencontrés, certains d’entre vous sont devenus amis et nous avons bien travaillé tous ensemble. Voilà ce qu’il faut fêter. Voilà où nous en sommes.

Ce fut comme une formule magique et je remercie l’ange qui m’a inspiré ces mots car aussitôt tous les enfants ont retrouvé leur enfance.

Nous avons commencé par nous raconter ou nous lire des contes comme nous l’avons fait toute l’année. Anastasia a voulu lire l’album « deux oiseaux »…

Ensuite ils ont chanté, dans toutes les langues. Toujours des applaudissements venaient saluer et rythmer les échanges. Mingming a fabriqué une énorme étoile en origami et chacun d’entre nous a écrit sur une de ses branches. Notre cadeau pour Marko et Anastasia. Un cadeau qui a ravi tout le monde, jusqu’aux mains de la maman dans lesquelles Marko est allé fièrement déposer son étoile multicolore. Enfin ils ont dansé, ri, fait du bruit, mangé les gâteaux et bu le coca. Bien sûr de temps en temps, l’un d’entre eux avait les yeux brillants -tout juste comme moi à l’instant où je fais ce récit – mais l’énergie collective venait immédiatement à la rescousse de celui qui flanchait et le sourire lui revenait.

Il a toutefois fallu se faire stratège pour éviter de vivre le dernier instant. Marko et Anastasia ont rejoint leurs parents sous prétexte qu’ils devaient régler quelques formalités administratives tandis que les autres enfants sont allés en cours de mathématiques. Il m’a fallu en raccompagner en cours à deux reprises parce que certains avaient quitté la classe sous prétexte « qu’ils avaient oublié de dire un truc important à Marko » ou « qu’ils avaient un bracelet à donner à Anastasia. « 

Entre adultes à midi, nous avons également bu et mangé d’excellents gâteaux préparés par la maman de nos élèves. Jus d’orange pour ceux qui avaient cours l’après-midi, whisky pour Patrice, et pour le papa. Whisky coca pour moi.

Et quand est arrivé le moment de nous séparer, j’étais seule avec toute la famille. Au dernier instant, à la grille du collège, des larmes sont montées dans tous les yeux et les visages se sont tordus. Alors très brutalement nous nous sommes tournés le dos et éloignés de quelques pas avant de tous en même temps nous retourner pour nous faire de grands signes de la main. Et voilà. Et c’est tout.

On m’a arraché mes élèves en plein travail. Leur souffrance est aussi la mienne. Leur souffrance est aussi celle de tous les autres enfants.

Voilà un autre aspect de mon quotidien. Va me falloir m’aguerrir. Qui sera absent à la rentrée?

(Journal de classe : Mai 2007)