– La mutation des métiers de l’éducation et de la formation
On peut évoquer l’évolution de la pédagogie contemporaine et des métiers de l’éducation et de la formation à travers trois problématiques.
La ruse rousseauiste et ses infinies variations didactiques
Nous sommes tous les héritiers de la ruse rousseauiste de l’Emile. Pour rappel, Émile est réfractaire à l’apprentissage des points cardinaux. Le précepteur d’Émile ne sait pas comment lui enseigner ce qu’Émile ne veut pas apprendre jusqu’au jour où le précepteur décide de perdre Émile dans la forêt à un moment où il a particulièrement faim. La faim montant, le précepteur en profite pour lui enseigner les points cardinaux et lui faire retrouver son chemin par ses propres moyens. Nous n’en finissons pas de décliner la ruse rousseauiste sous toutes ses formes : on l’appelle « situation-problème », » situation-obstacle », « problème ouvert »… Il s’agit d’une déclinaison à l’infini qui consiste à attraper le désir là où il est mais où l’on ne voudrait pas qu’il soit pour l’amener là où il n’est pas mais où l’on voudrait qu’il soit. Dans cet exercice, il nous incombe de faire la différence entre la ruse et la manipulation.
Accompagnement thérapeutique et contrôle technologique
Dans notre univers mental pédagogique, se sont développées deux grandes sensibilités qui ont donné lieu, l’une et l’autre, à des discours qui ne doivent pas être pris comme des discours scientifiques mais plutôt comme des discours à caractère littéraire ou épique : ils insistent sur la manière de décliner la ruse rousseauiste d’une part, sous l’angle de l’accompagnement thérapeutique et d’autre part, sous l’angle du contrôle technologique.
Le contrôle technologique, c’est la déclinaison de la ruse rousseauiste par les didacticiens patentés, c’est l’organisation de situations-problèmes élaborées avec des taxonomies particulièrement bien faites, des batteries d’objectifs et de sous-objectifs ayant chacun leurs références dans le domaine psychosocial, sensori-moteur et cognitif, des pré-requis fonctionnels et structurels qui sont nécessaires dans la mise en place d’une progression… de telle manière que chacun accède in fine à l’objectif final que l’on s’est fixé. Cette espèce de délire technologique en éducation est à la pédagogie à peu près ce que « 1984 » d’ORWELL est à la politique, c’est-à-dire une sorte de rêverie totalitaire qui pousse à leur terme un certain nombre d’exigences qui peuvent être des exigences de transparence, de rationalité, etc. Cette idéologie de la transparence absolue dans la transmission est un délire technocratique représentatif d’un symptôme : celui d’enseignants qui ont besoin de se rassurer, de se réétayer dans leur propre démarche. À ce titre d’ailleurs, le discours technocratique reste efficace : pas du tout avec les élèves, mais comme outil de formation pour les enseignants qui veulent faire un travail d’investigation sur leur propre savoir.
À l’opposé de ce délire technocratique, nous avons vu apparaître un délire pseudo psychologique sur l’écoute, sur le respect, sur la possibilité de transformer l’éducation en une sorte d’activité jardinière qui consiste à entourer l’enfant de soins bienveillants pour le laisser se développer et s’épanouir. Je ne mets pas en cause des personnes comme Françoise DOLTO ou Carl ROGERS ; je parle de la vulgate qui s’est développée autour de leur nom. Il s’agit d’un discours qui est plutôt à prendre aussi comme un symptôme, comme une sensibilité qui s’exprime et non pas comme une prescription à suivre.
La présence de ces discours et le fait que nous n’ayons pas élucidé leur statut en tant que discours est à l’origine d’un nombre de confusions et de débats absolument stériles. Quand on veut attaquer les pédagogues sous l’angle technologique, on fait semblant de croire que les belles planifications de la didactique se réalisent dans les classes, alors que tout le monde sait bien que ce n’est pas vrai. De même, on fait semblant de croire qu’un certain nombre d’enseignants se transforment en thérapeutes et abandonnent les connaissances à transmettre, ce qui n’est évidemment pas vrai… heureusement d’ailleurs.
Pédagogie du sens et pédagogie de la vérité
Nous savons aujourd’hui la nécessité de faire émerger du sens dans les savoirs, non seulement au niveau fonctionnel, utilitaire mais, également, au niveau anthropologique. La pédagogie ne doit pas se limiter à permettre à des élèves de lire les modes d’emploi d’appareils électroménagers, de décrypter des comptes rendus de comités d’entreprises ou de trouver un numéro dans l’annuaire de téléphone ; elle doit chercher à dégager un sens qui renvoie aux questions fortes et essentielles que les enfants peuvent se poser. Et le savoir et le sens ont quelque chose à voir avec la transgression puisque l’accès au savoir représente l’accès à un pouvoir et la possibilité d’accéder à un autre statut. Dans le rapport au savoir, nous nous situons dans une affaire où le désir est à retrouver, à restaurer et à réinventer.
Mais, en même temps, nous sommes aussi dans un monde où il est important de reconstruire des » accords sensés » entre nous. Ceci est parfois contradictoire avec une insistance trop forte sur le caractère subjectif du sens ; en effet, le sens renvoie le plus souvent aux projections personnelles, à la façon dont chacun se construit. Les accords sensés représentent, eux, ce sur quoi l’on s’accorde en faisant pour une part sacrifice du sens individuel que l’on donne à quelque chose, de telle manière à pouvoir se mettre d’accord sur ce que l’on dit ensemble de cette chose. Ce n’est qu’à partir du moment où un objet est stabilisé, qu’à partir du moment où cet objet est construit entre nous, qu’existent les bases d’une discussion qui aboutit éventuellement à un accord sensé.