RD – Jeanne Suhamy, quel est votre cursus honorum dans le domaine des lettres classiques ?
JS – J’ai commencé le latin et le grec en quatrième, j’ai continué dans cette voie : classes prépa, ENS Ulm, agrégation de Lettres Classiques, DEA en littérature comparée sur la notion de catharsis (en partant d’Aristote).Ce qui m’a poussé à étudier le latin et le grec ? Le plaisir ! Le goût pour l’origine des mots, la grammaire, la mythologie, la philosophie. Je ne me rappelle pas m’être jamais ennuyée en cours de latin et de grec (et pourtant je n’ai pas eu que des profs géniaux, j’en ai même eu d’assez tartes, genre vieilles filles à rubans mauves qui défaillaient en parlant de l’amitié entre Achille et Patrocle). Le grec, essentiellement pour me distinguer ! à l’époque, on n’était que deux en cours de grec, il fallait « sauver » la discipline, et dans mon lycée de banlieue (la « dalle » du Val d’Argenteuil) on passait vraiment pour des zombies dégénérés, mais ça faisait chic aussi ! De toute façon j’adorais toutes les langues, je fréquentais aussi les cours d’espagnol et de russe.
RD – Comment passe-t-on des lettres classiques (et donc du professorat) à la libre entreprise. Quel est le lien avec les lettres classiques ?
JS – Il n’y a pas vraiment de lien, (sauf le mot « libre » ! :-)), c’est une question de curiosité. Je voulais voir ce qui se passait derrière les murs de l’école. Cela s’est passé de manière progressive. Après trois ans d’enseignement j’ai travaillé pour le Conseil économique et social d’Ile-de-France comme chargée de mission, puis j’ai été à nouveau prof, puis je me suis mise à mon compte en tant que conseillère en communication (notamment pour des sociétés de conseil en informatique !), j’ai aussi travaillé dans un cabinet de chasseurs de tête, puis j’ai fait des piges comme journaliste pour Télérama notamment, en 97, ce qui m’a amenée à m’intéresser à Internet. C’est en faisant un grand dossier sur la culture sur Internet que j’ai renoué via la messagerie avec un grand nombre de profs. J’ai en effet découvert avec étonnement et satisfaction que nombre d’entre eux étaient très actifs sur le net, notamment des profs de lettres classiques. J’avais quitté une discipline moribonde, je la retrouve pimpante avec les forums, des sites géniaux, avec des Anaxagore, des Iulius ! Ca me donnerait presque envie de redevenir prof de grec !
RD – Que vous apportent vos études classiques dans votre nouveau métier ?
JS – Hum… est-ce vraiment un nouveau métier ? Dans les études classiques, il y a deux aspects : le travail sur les textes,et les contenus. En tout cas il est certain que le travail assidu de traduction sur les textes latins et grecs (entre autres) développe des qualités essentielles de méthode et de comportement face au travail : la rigueur, le goût de la difficulté, la précision, la patience, l’humilité. Des vertus que je crois très utiles en entreprise, et « payantes » à long terme. Il faut dire que FTPress est une société assez particulière, qui mise sur la qualité et le contenu.
Côté contenu justement : d’une part chez FTPress je continue à m’intéresser au secteur éducation et culture (CyberEcoles, Landes interactives notamment). Récemment nous avons interviewé une prof de lettres classiques qui dit comment l’ordinateur « régénère ses matières ». Je rêverais de faire un magazine e-mail consacré au latin et au grec ! Ca viendra peut-être.
Et puis une grande partie de mon travail consiste à faire des synthèses, de la rédaction. Je fais aussi de la formation (au CFPJ), et je retrouve le plaisir d’enseigner. Une autre partie consiste à élaborer des « stratégies » et à mener des projets.
Il faut vraiment se battre tout le temps, être sur le qui-vive tout en prenant le temps d’analyser les choses, mener des « guerres » (internes ou externes), régler des conflits, négocier, argumenter, s’adapter à des gens et des situations nouvelles en permanence, etc. Là je pense souvent aux discours de Cicéron ou Démosthène, à César, Tacite… Pour convaincre des collaborateurs ou des clients, pour organiser et mener à bien des « projets », l’art de la guerre ou la rhétorique sont très utiles ! Les auteurs latins et grecs ont bien mieux décrit que les consultants à la mode les règles du « management ». A ce titre je dirais plutôt que c’est la vie en entreprise qui m’apporte une confirmation par l’expérience de ce que j’ai lu dans les auteurs classiques. D’autant qu’une entreprise, surtout de la taille d’FTPress, est aussi un lieu d’observation extraordinaire des êtres humains (bien plus, je trouve, que le milieu de l’EN, bien plus individualiste).
Cette culture est aussi un très bon contrepoids, ça permet d’avoir du recul, de voir les choses de plus haut, de plus loin, dans un milieu où règne le stress, le souci de rentabilité, etc. Mais si j’avais appris le chinois ce serait sans doute la même chose…
RD – Pensez-vous qu’aujourd’hui le secteur privé recherche des gens de lettres ? Si oui pourquoi, si non pourquoi ?
JS – J’aimerais bien dire oui… C’est vrai que j’en rencontre de plus en plus. Mais soyons honnêtes, je ne crois pas que le secteur privé pur et dur soit si friand des lettreux, le fait d’avoir fait des études classiques apporte une certaine aura mais ce genre de profil fait plutôt peur a priori, même dans les agences de com (où le niveau intellectuel n’est pas très haut) ou le milieu des éditeurs et des journalistes, on est connoté « ennuyeux », « universitaire », « dans les nuages ». Pendant des années, j’ai envoyé de nombreux CV, passé des entretiens, au mieux ce qu’on me proposait était un poste d’assistante de direction. Finalement après avoir travaillé en freelance, je me suis fait une place dans une société que j’ai contribué à créer, et j’ai créé mon poste. Et je me sens à l’aise dans ce milieu, je n’ai aucun mal à avoir des échanges avec des gens de formation radicalement différente, au contraire cela me plaît bien. Je pense bien entendu que les entreprises ont tout intérêt à accueillir les littéraires mais il faut en retour que les postulants soient ouverts, acceptent même de faire table rase de ce qu’ils ont appris. Et là, le voyage commence !
RD – Eh bien Jeanne Suhamy, merci pour cet entretien. Je vois que vos pérégrinations sont dignes d’une authentique Odyssée !