FJ- Votre livre donne une vision très pessimiste de l’école. Que ce soit sur la violence du système scolaire (« la violence est trop présente dans l’école parce que certains enseignants sont trop insuffisamment formés pour travailler avec des jeunes surtout en raison d’une organisation devenue autiste de l’école », p 132) ou le rôle de l’école (« les temps de l’apprendre sont mal pris en compte par l’école » p 200). Ce bilan n’est-il pas excessif ? N’y a t il pas encore place à l’inventivité, la création, l’estime dans le système ?
AG- L’un n’exclue pas l’autre ! Jamais les innovations n’ont été aussi nombreuses, notamment dans les ZEP. Jamais l’école n’a été aussi ouverte. On voit même de plus en plus d’administrateurs et d’inspecteurs prêts à transformer l’école ! Le problème est plus global. Ses dysfonctionnements viennent surtout des programmes, totalement inadaptés, et de son organisation institutionnelle archaïque, d’abord sur le plan pédagogique.
Tous les clignotants virent au rouge. 27 % des collégiens et 23 % des lycéens déclarent s’ennuyer en classe. Pour preuve, l’absentéisme qui explose et atteint désormais, assez couramment, des taux de 12 à 15 %, avec des cas extrêmes allant jusqu’à 50 % dans les lycées professionnels. Des chiffres inconcevables il y a à peine quinze ans.
Plus grave… En France, l’école pratique l’exclusion en accentuant une sélection par l’échec. 60.000 élèves, soit 10% d’une classe d’âge, sortent de l’école chaque année sans aucun diplôme, dont 25.000, pratiquement analphabètes.
Et qu’en est-il pour les autres ? Pour ceux qui ont réussi le baccalauréat, le savoir appris est oublié au bout de quelques semaines. Et ils n’ont pas acquis au cours de leur scolarité les savoirs importants pour comprendre notre époque. Il ne suffit plus d’apprendre à lire, à écrire ou à compter… De nos jours, on est tout aussi illettré qu’un homme qui, au début du XXe siècle, ne savait pas lire le journal, si on ne connaît pas les bases de la psychologie, du droit, de l’anthropologie, de la communication, etc. ou si on ne sait pas entreprendre, travailler en groupe ou monter un projet.
FJ- Une des tares du système que vous dénoncez c’est l’empilement des connaissances sans lien, l’accumulation de disciplines indépendantes les unes des autres. Pourtant, vous demandez que l’école s’ouvre à de nouvelles disciplines. N’est-ce pas prendre le risque soit d’un allégement de chaque discipline et d’un vide culturel, soit d’un alourdissement du système ?
AG- Oui ! Il faut alléger certaines disciplines pour aller à l’essentiel de leurs apports. Les maths, par exemple, sont grandement à mettre au » light » dans leur aspect algorithmique et leur vocabulaire abscons. Elles sont surtout à reconsidérer pour aborder l’incertitude, l’aléatoire ou la complexité. Autrement, on continue à » produire » des individus aveugles à leur époque.
Ensuite, pourquoi enseigner toutes les disciplines, toutes les années… comme un rituel ?
Par contre d’autres matières sont à démarrer plus tôt, notamment la philosophie, les langues, à envisager dès la maternelle. En parallèle, d’autres approches deviennent incontournables, notamment les approches transversales avec des « savoirs organisateurs » pour éviter l’émiettement ou de nouvelles approches, telles que l’approche systémique, globale ou complexe.
Assez de réformettes ! Pour transformer l’école, il faut revisiter radicalement les programmes. La question fondamentale à se poser est : de quels savoirs les jeunes doivent-ils disposer pour comprendre leur époque ?
FJ- L’identité des enseignants dans le secondaire c’est d’abord leur discipline. Pensez-vous réellement que l’on puisse diminuer la part de certaines disciplines ?
AG- Il le faudra pourtant bien, progressivement… C’est sur la durée qu’un système d’une telle ampleur se transforme. Actuellement, il est vrai que mes collègues se définissent par leur discipline d’origine. Une autre formation des enseignants est à mettre en place au plus vite. L’enseignant doit comprendre qu’il est d’abord un professionnel de l’élève et de l’apprendre. La période actuelle est favorable à de telles transformations, car il faudra former plus de la moitié du corps enseignant en 10 ans en vue d’une relève.
FJ- Comment expliquer que certaines disciplines soient absentes du système scolaire ?
AG- C’est une question d’Histoire. Dans sa célèbre lettre aux instituteurs du 17 novembre 1883, Jules Ferry donne pour mission aux instituteurs « de donner à vos élèves l’éducation morale et l’instruction civique. » Ensuite seulement viennent : « la lecture et l’écriture. » Puis, dans cet ordre, il propose d’enseigner :
– « la langue et les éléments de la littérature française ;
– la géographie, particulièrement celle de la France ;
– l’histoire, particulièrement celle de la France jusqu’à nos jours ;
– les éléments des sciences, naturelles, physiques et mathématiques ; leurs applications à l’agriculture, à l’hygiène, aux arts industriels; les travaux manuels et l’usage des outils des principaux métiers ;
– les éléments du modelage et de la musique ;
– la gymnastique. »
Depuis, rien n’a changé ou presque… Le savoir en place à l’école aujourd’hui est celui qui avait « pignon sur rue » au XIXème siècle. Avec l’exception de la médecine et du droit. Pour ce dernier savoir, Jules Ferry l’avait envisagé dans son ébauche de programme, mais la corporation des avocats s’y est opposée !
Et c’est sur cette base ancienne qu’on voudrait permettre à des enfants d’appréhender le XXIème ?
FJ- Quelles autres pesanteurs paralysent l’évolution du système scolaire ?
AG- Avec les disciplines, l’autre pesanteur principale est l’emploi du temps permanent et saucissonné en heures séparées. Il s’agit de sortir d’un tel schéma stérilisant : une classe, une discipline, un prof, une heure, y compris à l’école primaire… Comment motiver sur un thème et reprendre le thème trois jours après ! Comment motiver sur des savoirs parcellisés, décalés des questions qui leur donnent leur sens ? Etc.
L’emploi du temps saucissonné est à évacuer au plus vite au profit de moments plus regroupés. Cela permettra de mettre en place et de nourrir de véritables projets éducatifs sur des sujets complexes, ceux d’aujourd’hui.
Ce n’est pas la seule pesanteur, c’est encore la volonté de mettre tous les enfants dans le même moule ou de son personnel qui n’a jamais quitté l’école et qui est épuisé après 20 ans….
FJ- Les TICE peuvent-elles le faire évoluer ?
AG- Non ! Les TICE sont encore une de ces panacées dont l’école a le secret. Ne nous faisons pas d’illusion, ces technologies ne régleront pas les problèmes que l’école n’a pas résolus. Le e-learning et la plupart des sites éducatifs restent encore préhistoriques ! Les documents commercialisés sont toujours en plein « frontal » patiné de behaviorisme. C’est encore très souvent du manuel classique que l’on déroule à l’écran. Du « Bled » sur un site reste toujours aussi indigeste !
Par contre, un « netable », c’est-à-dire un cartable électronique, devient un outil indispensable à fournir à tous. Ne mettons pas en avant son coût, c’est un faux problème ! Il est devenu impensable que nos chères « têtes (pas toutes) blondes » ne travaillent pas l’essentiel du temps directement avec un tel instrument, et cela… dès l’école maternelle. La génération qui grandit sera confrontée systématiquement, que ce soit au travail ou à la maison, à des TICE. L’école se doit de les mettre à disposition. Autrement, quel est le sens de l’école aujourd’hui ? Les enfants doivent apprennent à gérer et à réfléchir sur cette technologie, pour ne pas se laisser « bouffer » par elle.
Ce « netable » de base doit comporter : un logiciel de traitement de texte de base avec des possibilités graphiques (dessin et graphes), un tableur, une encyclopédie de base avec des mises à jour régulière, le courrier électronique et la possibilité d’accéder à des bases de données.
Mais, nouveau paradoxe ! Tout ne passe pas par le virtuel, bien au contraire ! L’école doit continuer à montrer que le contact avec les autres, avec la réalité restent indispensable. Et l’interface humaine, notamment sous la forme d’un enseignant en chair et en os, reste plus encore aujourd’hui prépondérante !
FJ- Voyez-vous d’autres acteurs capables de soulever la montagne ?
AG- Le changement de l’école ne se décrète pas. Tout dépend de la base, des enseignants. Il faut arrêter de les infantiliser, et pour commencer leur lâcher les baskets. Quand ils sont reconnus, ils ne comptent pas leur temps…
La formation initiale, mais aussi continue, reste le passage obligé… Notre société doit prendre conscience de l’importance stratégique de ce plan. Au CERN, pendant 20 ans, l’Europe a investi en moyenne cent millions de dollars chaque année pour étudier de simples particules. Ne peut-on pas en faire autant pour nos enfants ?
FJ- Dans votre ouvrage, j’ai relevé cette phrase qui mérite explication : « Ce n’est pas quand le professeur enseigne que l’élève apprend. C’est la nuit (p. 193). Mais alors à quoi sert l’école et le prof ???
AG- C’est un clin d’oeil provocateur ! C’est bien la nuit que l’on apprend, du point de vue biologique. C’est à ce moment-là que se mettent en place les nouvelles synapses entre les neurones qui conduisent à de nouveaux réseaux cognitifs. Bien sûr, cela se réalise… si le jour, les élèves ont été nourris intellectuellement ! S’ils ont pu concrètement rechercher, faire des projets, mener à bien des actions qui ont du sens pour eux. Et si l’enseignant – capital à mes yeux ! – a su les motiver, développer leur curiosité ou leur a fourni des repères.
Son rôle devient cependant tout autre… Il est d’abord de donner envie d’apprendre, un regard sur leur époque et de leur » fournir » développer une certaine autodidaxie – démarches comprises- indispensable à une époque sujette à tant de changements rapides. Ce n’est plus un simple rôle de « transmission de savoirs ». La seule transmission importante qu’il doit encore transmettre, c’est la passion d’apprendre. Apprendre est devenu un enjeu majeur dans notre société…
FJ- Vous recommandez l’autodidaxie. Là aussi se pose la question de son rôle.
AG- Cela semble encore un paradoxe… Mais il y a trop de cours où l’élève est passif à écouter un enseignant. Il faut favoriser au maximum le travail des élèves par eux-mêmes. Les activités demandent à être repensées autour de lieux de documentation et d’investigations. Une grande place doit être faite au travail personnel ou aux travaux de groupes, aux dépends des cours frontaux. Comment développer autrement l’initiative, le désir d’entreprendre, la solidarité et l’action collective ? Comment, sinon en leur apprenant à penser par eux-mêmes, les faire accéder à cette autonomie si souvent prônée et si rarement atteinte ?
FJ- En lisant votre ouvrage j’ai eu l’impression qu’on y retrouvait une philosophie souvent assez proche de celle du ministre précédent, par exemple par l’attention à tout ce qui peut favoriser le développement personnel de l’enfant (rôle de la culture par exemple). Le ministère français actuel vous semble-t-il aussi ouvert aux besoins des jeunes ? Comment le voyez-vous évoluer à l’avenir?
AG- L’école de demain doit être envisagée radicalement différemment, autrement elle n’a plus de raison d’être. Le ministre actuel, comme le précédent, bien qu’il soit ouvert, a beaucoup de progrès à faire. Ils n’ont pas saisi encore les enjeux et les changements de l’époque. Ils restent englués dans la tradition. Bien loin de moi de l’évacuer… Il faut s’appuyer sur le passé et dans le même temps rénover cela même sur lequel on s’appuie.
De toute façon, ce n’est pas un ministre « en direct » qui peut grand chose. Tout au plus peut-il accompagner un changement ou le favoriser indirectement. En période de mutation, ce qui manque à cette institution, c’est un nouveau projet fondateur. Quel sens donner à l’école du XXIème siècle ? Pour répondre à cette question, c’est un véritable débat au sein de la société qu’il faut susciter. Quelles écoles souhaitons-nous vraiment pour nos enfants ?
André Giordan
Propos recueillis par François Jarraud
Pour en savoir plus :
André Giordan, Une autre école pour nos enfants ?, Delagrave, 2002.
André Giordan, ancien instituteur et professeur, est actuellement professeur à l’université de Genève, directeur du Laboratoire de Didactique et Epistémologie des sciences de Genève et président de la Commission internationale de biologie, éthique et éducation.
Laboratoire de Didactique et Epistémologie des Sciences, Université de Genève
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