Pour la sociologie de l’éducation, la question des inégalités sociales, des effets que celles-ci exercent sur l’éducation et des mécanismes par lesquels l’école les entretient ou les corrige, est une question centrale. On peut même se demander si elle ne serait pas l’unique question vers laquelle convergeraient tous les travaux des sociologues français de l’éducation depuis trente ans. Cette position unique est fermement balisée par le modèle de la reproduction de Pierre Bourdieu et Jean-Luc Passeron dont la réfutation par Raymond Boudon, peu connue, refait aujourd’hui surface, en particulier grâce à Marie Duru-Bellat qui s’efforce, avec ce livre, de réhabiliter les analyses de Boudon tout en signalant, sans parti pris, les obstacles sur lesquels la théorie de la reproduction bute.
Dans les deux derniers chapitres, elle propose un modèle dans lequel l’école (E) intervient comme un élément, important certes mais un élément seulement, de la boucle des trajectoires sociales qui mène les individus de leur origine (O) à leur destinée (D). Cette approche la conduit à suggérer que la place de E dans la boucle O-D devrait être relativisée : le système éducatif, s’il participe à la production des inégalités et des destinées sociales, ne le fait que de manière ponctuelle, comme un maillon dont l’importance a peut-être été surestimée, notamment par le modèle de la reproduction qui en a fait l’instrument unique de la distribution sociale.
Pour parvenir à cette conclusion en forme de doute, Marie Duru-Bellat met tout le poids de son expérience dans la balance. À la tête de l’IREDU (Institut de Recherche sur l’économie de l’éducation, Dijon), elle a conduit et encadré de nombreux travaux scientifiques dont elle mobilise les résultats pour analyser la genèse des inégalités sociales à l’école et questionner ses mythes.
Dans sa conclusion, Marie Duru-Bellat en appelle à une nouvelle génération de recherches qui accepteraient de » verser dans l’ingénierie éducative en évaluant l’influence des différentes réformes ou dispositifs pédagogiques susceptibles de réduire les inégalités spécifiquement scolaires. » Les méthodes habituelles des sociologues, fondées sur le paramétrage quantifiable des situations étudiées et l’application de modèles multivariés ont en effet tendance à traiter la mécanique scolaire comme une boîte noire et à donner à l’analyse des paramètres d’entrée et de sortie une place prépondérante. Pour que les sociologues puissent prétendre à une autre utilité que celle de révélateurs de situations sociales données, ils devront accepter de reconsidérer à la fois leurs méthodes et leur position critique.
Prenons un exemple qui nous intéresse, celui de l’accompagnement à la scolarité, consistant à apporter aux enfants qui en ont besoin et en manifestent le désir un soutien individuel ou en petit groupe dans leur travail personnel. Cette composante de l’activité normale d’un élève est, à partir du collège, fortement tributaire du contexte familial dont les sociologues de l’éducation nous disent qu’il joue un rôle majeur pour la réussite scolaire. On est donc en droit d’attendre une contribution importante de leur part sur ce thème. Il n’en est rien. L’accompagnement à la scolarité n’occupe qu’une page (128-129) dans le livre de Marie Duru-Bellat et ne se réfère qu’aux travaux récents d’une jeune chercheuse de l’IREDU (Céline Piquée). Pourquoi un aussi faible intérêt ? Risquons une hypothèse : les sociologues de l’éducation, très dépendants de la commande publique, ont concentré leur attention sur le fonctionnement de l’institution scolaire. Or, les pratiques institutionnelles de discrimination positive sont, en France, rares, récentes et sujettes à discussion (par exemple, les ZEP). De plus, l’accompagnement à la scolarité se déroule principalement en dehors de l’institution : cours particuliers pour les familles les plus à l’aise, divers services apportés par des associations pour les autres.
Mais c’est surtout l’analyse proposée qui surprend : » Ces dispositifs eux-mêmes sont parfois générateurs d’inégalités. Quelles que soient la générosité des intentions ou l’ingéniosité pédagogique qui ont prévalu à leur mise en œuvre, il est fréquent de constater que les élèves qui en ‘bénéficient’ progressent moins que ceux qui, à niveau identique, n’en ont pas ‘bénéficié’. » Les guillemets permettent à l’auteure de préciser que le bénéfice promis par l’accompagnement à la scolarité n’en est donc pas un puisqu’il se transforme, statistiquement, en désavantage.
Lorsqu’un constat heurte à ce point le sens commun, il devrait, nous semble-t-il, être davantage étayé et justifié qu’il ne l’est ici. Le recours à des données quantifiées et au traitement statistique ne garantissent pas la vérité des résultats produits. Les dispositifs d’accompagnement à la scolarité sont si divers que l’analyse de type boîte noire ne peut être que trompeuse et, surtout, peu informative sur la réalité et les causes d’aussi graves défaillances que celle suggérée ici : un dispositif de discrimination positive se retournant contre ses bénéficiaires !
C’est dans des domaines comme celui-ci, que le besoin d’analyses plus franchement pédagogiques, empruntant aux méthodes ethnologiques et acceptant aussi de s’extraire du cadre institutionnel, devient impératif.
Serge Pouts-Lajus
Marie Duru-Bellat
Les inégalités sociales à l’école – Genèse et mythes, PUF