Print Friendly, PDF & Email

Dans les débats récurrents sur l’orthographe, il est question de l’insuffisance des méthodes, du temps passé à enseigner, de la baisse du niveau, mais on s’interroge très peu sur les racines du mal, c’est-à-dire sur l’orthographe elle-même. Or n’oublions pas que depuis que l’école a eu pour mission d’enseigner l’orthographe à tous les enfants, elle a toujours eu des difficultés à y parvenir. Les Rapports de l’Instruction publique de la fin du XIXe s. en portent témoignage, comme d’ailleurs l’Arrêté de Tolérances de 1901, pis-aller d’une société incapable de moderniser son orthographe. Et la question demeure d’actualité puisque l’enseignement ferait un fiasco au moment où notre société est appelée à écrire comme jamais ! Jusqu’à une époque récente, en effet, l’histoire des usages orthographiques fut surtout l’affaire des lecteurs. Sous les IIIe et IVe Républiques, une fois sortis de l’école, la plupart des enfants n’avaient guère l’occasion de beaucoup écrire. L’écriture sociale est longtemps restée une affaire de professionnels. Aujourd’hui en revanche la demande en écriture est en perpétuelle croissance, ce qui provoque une explosion orthographique dont Internet nous livre l’expression la plus foisonnante. Ceux qui déplorent quelques erreurs dans une copie d’élève peuvent se vacciner en parcourant quelques blogues ou forums.

Il serait donc grand temps de ne plus pleurer sur l’orthographe mais de s’interroger sur l’inadéquation d’un outil inchangé depuis des siècles, ce qui constitue un sacré tour de force et un cas d’espèce unique. Il ne s’agit évidemment pas de plaider pour une « ortograf fonétic », argument démagogique s’il en est : toutes les études linguistiques sur l’écrit ont montré qu’une orthographe doit tenir les deux bouts de la représentation du son et du sens, en recyclant une part importante des éléments étymologiques. Si l’orthographe demeure, dans une certaine mesure au moins, une représentation de la langue parlée, elle doit s’en affranchir pour forger des procédés adaptés aux exigences de la communication écrite. Mais, contrairement à ce que certains affirment – les mêmes en général qui déplorent la baisse du niveau -, l’orthographe n’est pas la langue ! Ce n’est pas parce que tel mot aura une lettre en plus ou en moins qu’il changera de sens, ou de statut. Ce n’est pas parce que tel accord sera représenté par deux marques graphiques au lieu de trois qu’il en sera dénaturé. Il arrive sans doute que l’orthographe grammaticale fournisse un moyen « de comprendre le monde, et d’agir sur lui » mais elle rassemble aussi bien des procédés devenus désuets. Pour être utile, un outil doit être capable de s’adapter à son époque et il doit savoir se libérer de vestiges culturels issus d’un passé idéalisé. Demande-t-on à quiconque d’habiter dans un château fort sous prétexte qu’il s’agit d’un témoignage de l’histoire ?

Continuera-t-on longtemps encore de considérer que l’orthographe n’est pour rien dans les difficultés éprouvées par les enfants, et par certains adultes ? L’un des apports majeurs des études comparatives sur l’écriture est précisément de nous apprendre que les solutions de l’orthographe ne sont ni absolues, ni définitives, certaines étant parfois meilleures que d’autres. La complexité de l’orthographe du français n’est ni une vue de l’esprit, ni une fatalité. Elle est en grande partie responsable du temps que l’on passe à essayer de la maîtriser… quand on y arrive. Et ce constat vaut également pour la pathologie de l’écrit, comme l’a montré voici quelques années une célèbre étude sur la dyslexie (Paulesu & al., 2001 ). Nous pouvons certes regretter que l’apprentissage de l’orthographe du français provoque tant d’erreurs. Et pour y remédier, il faut évidemment s’interroger sur les démarches didactiques, et spécialement sur celles qui concernent l’orthographe grammaticale. Mais ne nous leurrons pas : aussi longtemps que les mentalités continueront de surinvestir de valeurs culturelles et identitaires une orthographe « monstrueuse », il sera impossible de doter les citoyens d’un niveau d’expression graphique à la mesure d’une société moderne. Les conditions qui ont permis, voici quelques décennies, de sauver les apparences, au prix d’un entraînement scolaire intensif et, le cas échéant, d’une sélection par l’orthographe, sont aujourd’hui définitivement révolus.

Jean-Pierre Jaffré

LEAPLE, CNRS

Nous publions ici un extrait d’une tribune de Jean-Pierre Jaffré que l’on trouvera in extenso sur le site du Café à l’adresse ci-dessous.

L’article complet de J.-P. Jaffré