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Blandine Raoul-Réa et Dominique Féat

Le samedi 12 mars 2005 la Maison de l’Unesco à Paris abritait la quinzième édition des Entretiens Nathan. Le thème cette année portait sur Le goût de lire.

Les conférences du matin ont permis de faire le lien entre lecture et parole, notamment lecture et petite enfance. Pour que le chemin se fasse vers la lecture ou encore du livre vers le petit enfant, il faut trouver des « passeurs ». Dans le rôle du médium, souvent la mère car il semblerait que cette graine qui donne naissance au goût de lire soit déposée avant la scolarisation, dans la toute petite enfance. Par passeur on entend un auteur (Simenon pour Aldo Naouri, pédiatre et écrivain) ou un adulte qui ouvre le monde du livre. Pour Nada Moghaizel Nasr, professeur à l’Université St-Joseph de Beyrouth et membre de la commission libanaise de l’Unesco, la lecture nourrit tellement la personne qu’on devrait plutôt mettre sur son Curriculum Vitae les livres qu’elle a lus que les postes qu’elle a occupés. De langue maternelle française et de culture paternelle arabe, elle souligne la richesse et l’ouverture sur le monde que procure le vrai bilinguisme (i.e. la maîtrise réelle des deux langues). Elle parle plutôt de métis si le bilinguisme n’est pas réel. La poésie et la personnalité de l’intervenante donnent à rêver.

Il a fallu attendre le deuxième débat de la matinée pour entendre parler d’école. François de Singly, professeur de sociologie à l’université de Paris-V Sorbonne, introduit la notion de compétence en lecture. Distinguer compétence et goût est essentiel. F. de Singly explique qu’il a son permis de conduire, mais qu’il n’aime pas conduire. Avoir le goût de, implique sa propre personnalité. Il reprend l’idée que l’école n’est pas le lieu idéal pour développer le goût de lire qui se joue dans les marges de l’école. Serge Boimare (directeur pédagogique du Centre Claude Bernard (Paris), instituteur spécialisé, rééducateur et psychologue clinicien, travaille avec des adolescents en souffrance qui ont développé des stratégies d’évitement pour ne pas devoir faire de retour sur eux-mêmes. Il travaille donc en marge de l’école. La souffrance est telle pour ces adolescents, qu’ils écartent l’angoisse en réduisant les images possibles. Il faut donc passer par un autre chemin et développer une capacité imageante ne passant pas par la lecture des textes fondateurs (type mythologique) pour leur permettre de se confronter aux peurs archaïques en les nourrissant pour qu’ils apprennent ensuite à mettre de la distance. Pour lier école et lecture il préconise en maternelle et primaire deux heures de lecture par jour, réparties en deux fois une demi heure avec un temps de parole des élèves d’une heure. Que peut faire l’école ? Ni les uns, ni les autres ne semblent donner de piste ou de solution à cette question de l’école et du goût de lire…

Quant à l’après-midi, après avoir entrevu toutes ces « joies de lire », le livre et la lecture ont été à défendre contre la télévision et Internet. Alain Bentolila accuse la télévision d’induire chez les jeunes une passivité intellectuelle. En ne montrant que du prévisible, elle anesthésie la curiosité et plus grave la nécessité de l’effort pour comprendre le monde. La difficulté du métier d’enseignant apparaît encore plus grande avec la télévision puisque sa mission est de donner du sens à l’effort. Cet effort est aussi contré par l’habitude à l’impudeur que donne la télévision : on peut tout dire et plus on en dit, plus on a de chance d’être reconnu. C’est très différent du schéma enseignant/enseigné qui nécessite l’apprentissage de règles de comportement. Alors complémentaires ou concurrents le livre et la télévision ? Peut-on sortir de ce schéma ? Bernard Rapp, réalisateur et scénariste, jounaliste et animateur de télévision, a dit sa difficulté de parler de lecture et de livres par le biais de la télévision. La grande nuance que Bernard Rapp apporte c’est qu’il n’existe pas UNE télévision mais DES télévisions et qu’il s’y passe des choses formidables qui permettent l’ouverture de l’esprit, l’éveil de la curiosité, la connaissance et l’approche de l’autre… La télévision ouvre au monde, elle fait prendre conscience de la différence. Elle participe au ciment social, comme l’école. Mais, il reconnaît qu’elle peut aussi anesthésier. Francis Balle (professeur à l’université Paris II, directeur de l’Institut de recherche et d’études sur la communication), après Alain Bentolila et Bernard Rapp, a tenté de réconcilier ces deux loisirs en évoquant la liaison qui se fait entre image et texte (et son) avec le multimédia et Internet. L’écrit n’a pas le monopole de la pensée. L’image, le son contribuent aussi à la développer. La télévision aujourd’hui ne laisse pas le téléspectateur captif ; il agit sur l’image (arrêt, retour, zapping, …). Le grand avantage qu’il reste à l’écrit est qu’il donne le temps donc le recul, la distance qui manquent à la télévision.

Dominique Pasquier, sociologue, directrice de recherche au CNRS, mi-alarmante, mi-rassurante a tenté d’expliquer les différences observées dans les habitudes de lecture. Statistiquement deux grandes variables clivent la population par rapport à la lecture : l’origine sociale (et ce qui est désespérant c’est que l’école, malgré l’effort de scolarisation ne joue pas sur ce facteur) et le sexe. La lecture est en train de devenir une activité féminine. Les garçons lâchent prise. Un deuxième niveau, celui de la transmission, permet d’expliquer ces différences. Les adolescents deviennent lecteurs si la lecture est inscrite dans la quotidienneté. Il y a là un travail des mères. Si les mères ne peuvent le prendre en charge alors cette découverte arrive à l’école. Or le cadre scolaire n’inscrit pas la lecture dans le plaisir, mais dans l’apprentissage. Il reste alors lié à la scolarité. Le livre ne fait pas partie de leur histoire et n’est pas associé au plaisir. Plus précisément, si on regarde la cohorte des enfants qui ont reçu cette culture du livre, on peut dissocier deux évolutions. Les enfants inscrits dans un établissement intra muros de Paris, élitiste etc. deviendront de grands lecteurs alors que la proportion de grands lecteurs chute dans cette même catégorie d’adolescents (milieu social élevé, habitudes culturelles fortes…) s’ils sont dans un établissement lambda proche de Paris. L’explication est cruelle : le lecteur dans un milieu populaire ne se revendique pas lecteur car il passe pour un bouffon. C’est difficile à vivre et sauf à accepter une certaine solitude, le jeune préfère abandonner… Evidemment la question ne se pose pas dans l’établissement élitiste. Quant aux nouvelles technologies, l’équipement des foyers des lycéens du lycée élitiste parisien a été précoce, pourtant s’ils ont un exposé à faire, ils ne vont pas passer beaucoup de temps sur Internet et trouvent les réponses dans les livres, et construisent une argumentation. L’autre groupe, cherchera jusqu’au dernier moment sur Internet LA réponse à sa question. Au dernier moment, il construira son raisonnement. Dur à entendre.

Pour finir sur le thème du plaisir des livres, éditeurs et auteurs sont venus exposer leur passion (dont Patrick Frémeaux, président de Frémeaux & Associés : la Librairie sonore).

L’ensemble de ces entretiens présente un panorama optimiste et convergeant : tous les intervenants ont eu cette passion de la lecture, ouverture sur ailleurs… Un regret qui n’est peut-être que le reflet d’une réalité : l’école n’a que très peu été évoquée. N’a-t-elle aucun rôle à jouer ou ne le peut-elle pas ? La lecture, le goût de lire sont-ils de la seule responsabilité des « mères » ?

Blandine Raoul-Réa et Dominique Féat

Page publiée le 19-03-2005