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Par Jean Mesnager

Je suis un peu exaspéré par la démolition sommaire du rapport Bentolila sur le vocabulaire dans « Le Café ».

Que les choses soient claires d’abord : il nous arrive lui et moi de travailler ensemble depuis des années dans le cadre de la lutte contre l’illettrisme, y compris à l’école et au collège. Mais mon intervention n’est pas pour autant inspirée par « la voix de son maître « (qu’il n’est pas), je suis très souvent en désaccord avec certaines de ses positions. Et dans les affaires récentes (Lecture surtout, grammaire et vocabulaire), je n’ai pas avalé deux choses :
1) La caution qui est donnée au présent pouvoir sur sa fin, à un ministre soucieux de montrer que, attention, avant de partir, il va mettre de l’ordre dans la maison, vous allez voir ça ! Un ministre qui par ailleurs, il y a un an, n’a pas hésité à falsifier les propos des chercheurs.
2) Le fait de recourir à un « sage », qui qu’il soit, pour va faire le point complet d’une affaire dans le retrait de son cabinet, pour éclairer le politique, au lieu de diligenter un groupe de travail d’experts et praticiens qui proposerait une étude plus étayée. Il est vrai que dans le second cas, on attend assez longtemps les conclusions, car chaque « spécialiste » a son ego, et les querelles dans le petit sérail éducatif ne sont pas moins sourdes et tortueuses que dans la Florence du Quattrocento

En revanche, dans le premier dossier (Lecture), le rôle de Bentolila, que j’aurais aimé voir défendre Goigoux ou dire son fait au ministre comme l’a fait Gombert, n’a pas été du tout négatif : l’appel à l’ONL a abouti à la circulaire de janvier 2006. Au grand étonnement de la famille, malgré les délires globophobes du Ministre, qui d’ailleurs ont persisté, on arrive grosso modo à cette constatation que « dorénavant, ce sera comme d’habitude ». Ou à peu près, car la recommandation de passer à l’étude méthodique des correspondances graphophonologique « le plus tôt possible » peut être effectivement dangereuse.


Revenons au propos, concernant spécialement le rapport sur le vocabulaire. L’attaque en règle menée par Frackowiak, Evelyne Charmeux, et … le café dans son ensemble

1) laisse transparaître une hargne à démolir qui n’est peut être pas de très bon aloi ;
2) développe un argumentaire sommaire très inquiétant ;
3) passe à côté de l’essentiel


Je ne gloserai pas plus longtemps sur le point 1 ; je dirai seulement que quand Evelyne Charmeux (oui, elle !), commence par « Monsieur Bentolila, décidément, ignore beaucoup de choses et sur le fonctionnement du vocabulaire français » ou Frackowiak assure : « Mais comment a-t-on pu en arriver là, si bas dans le gouffre du conservatisme ? », ils posent un a priori d’incompétence et me paraissent un peu trop sûrs d’eux pour se le permettre, ce qui nous amène aux autres points.



L’argumentation déloyale et réductrice : depuis le début de cette affaire, la fixation obsessionnelle sur les risques de pédagogie mécanique aveugle les assaillants. Le procédé est simple. Ainsi Viviane Youx (qui a nuancé ses propos depuis lors) : Mais nous venons de souligner combien il est illusoire de croire qu’un apprentissage systématique des règles suffit. Ou Frackowiak : Bentolila reprend les errements du passé où il s’agissait de mettre des mots sur des choses et d’apprendre des définitions sans les comprendre, sous entendu : c’est à cela que se réduisent les propositions d’A.B. Les contempteurs utilisent assez largement le glissement de « ce sera cela » à « ce ne sera que cela ».

Pour le vocabulaire, Frackowiak réduit pratiquement le rapport à la « leçon de mots », avec cette orientation supposée : « Il ne faut pas être expert, savant, linguiste ou ministre pour savoir que l’on peut connaître toutes les définitions des mots, connaître le dictionnaire intégralement par cœur et être incapable de parler » (entendez : voilà leçon de mots) ; il affirme comme si c’était une vérité, que le résultat, sinon l’intention est de  » donner la priorité à l’apprentissage mécanique plutôt qu’à l’intelligence, faire le choix de l’asservissement plutôt que celui de l’émancipation. Eh bien, dites-donc ! Au contraire, il soutient que « le vocabulaire ne peut s’apprendre que dans des temps de communication qui ont du sens pour l’enfant et non dans des activités formelles, scolaires au sens le plus péjoratif du terme. » Mais le rapport Bentolila ne consacre-t-il pas toute une partie aux « Ateliers de communication ? » Frackowiak n’en parle pas, pas plus que de la recommandation « Lors de chaque activité de lecture, prendre le temps de réfléchir sur les mots nouveaux pour en définir le sens contextuel … etc. » Et quid des « manipulations grammaticales  » très largement détaillées dans le rapport sur la grammaire : c’est cela l’apprentissage résumé à « apprendre des définitions sans les comprendre ? »


Sur le vocabulaire, on passe à côté de l’essentiel : Le rapport sur ce sujet s’appuie d’abord sur un constat de la situation « lexico-sociale ». Elle aurait dû depuis longtemps nous alerter sur nos stratégies, ainsi que des travaux américains sur la question. Ils se résument à ceci :

– Les différences entre les enfants sont considérables, tant dans le vocabulaire actif que passif
– L’écart se creuse au fil des années, l’école ne le réduit pas loin de là.
– La lecture n’apporte finalement pas de vocabulaire aux plus faibles (surtout quand ils lisent peu !) ; à la plupart , la rencontre du mot nouveau n’en garantit qu’assez peu l’appropriation ; elle ne profite qu’aux mieux pourvus.
– L’enseignement spécifique du vocabulaire fait progresser de façon significativement plus efficace ! Des travaux américains répétés sont formels sur ce point, même s’ils nous dérangent.
– L’enseignement méthodique s’appuie sur une progression, portant sur un corpus de mots de fréquence moyenne, ceux qui justifient un enseignement ; les tenants de cette démarche renouvelée, autour d’Andrew Biemiller préconisent un enseignement direct ET indirect.


C’est cela qui nous interpelle. Naturellement on peut a) le refuser comme mensonge, qui plus est venu d’outre atlantique, donc à mettre dans le même sac que le refus de la théorie de l’Evolution et les méthodes de lecture idéo visuelles ; b) prétendre que l’enseignement spécifique ne pourrait être que « mécanique », et c) répondre à l’urgence de la « fracture lexicale », comme le fait Frackowiak : » il y a longtemps qu’on le sait et l’école fait déjà tous ses efforts pour la réduire. »



La pensée sous jacente à ces imprécations ayatollesques est peut être à trouver dans ce que dit Frackowiak, phrase déjà citée : « Le vocabulaire ne peut s’apprendre que dans des temps de communication qui ont du sens pour l’enfant et non dans des activités formelles, scolaires au sens le plus péjoratif du terme. » Récusant le « ne que », mon avis est plutôt, comme celui de beaucoup dont on n’entend pas la voix dans « le Café »: Le vocabulaire s’apprend dans des temps de communication qui ont du sens pour l’enfant ET dans des activités formelles, scolaires au sens le plus noble du terme, fondées sur une progression méthodique ».



Cette double démarche, c’est celle qu’adoptent à l’évidence la plupart des maîtres un tant soit peu expérimentés. Faut-il appeler Philippe Meirieu à la rescousse ? En exergue à ses conférences « Pour une pédagogie de l’exigence », il rappelle ceci : « On a trop souvent opposé la « pédagogie de la transmission » fondée sur la réceptivité et l’exercice à la « pédagogie du projet » fondée sur l’initiative et l’activité de l’élève. De là une multitude de malentendus et de mauvaises querelles. Or, ce que nous apprend l’histoire de la pédagogie et les réflexions contemporaines, c’est qu’au contraire, la finalisation et la formalisation sont toutes deux absolument nécessaires et complémentaires : sans finalisation, l’enfant acquiert des réflexes ou fonctionne par identification. Sans formalisation, l’élève ne peut savoir ce qu’il apprend, ni comprendre comment l’utiliser et le transférer.



J’admets bien volontiers qu’Alain Bentolila penche un peu trop d’un côté. Cela n’autorise pas à dire que toute la vérité est de l’autre. Quant aux rapports et aux circulaires qu’ils inspireront, dans le probable grand rebrassage d’après mai, que deviendront-ils ? Des idées et des propositions à considérer sérieusement. Ni plus, ni moins.



Jean Mesnager

Professeur d’IUFM
Directeur du ROLL (réseau des Observatoires Locaux de la Lecture)